Sister Souljah a atteint l'objectif de la plupart des artistes : elle est entrée dans la postérité. Son nom, en effet, fait désormais partie du vocabulaire américain. Outre-Atlantique, dans le monde de la politique, un "Sister Souljah moment" désigne une méthode particulière de séduction des électeurs, qui consiste à désavouer les plus radicaux de son propre camp afin de lisser son image, et de conquérir ainsi les centristes et les indécis. Elle doit son nom à Bill Clinton qui, pendant la campagne présidentielle de 1992, avait dénoncé les propos d'une proche de son rival Démocrate Jesse Jackson. Sister Souljah, au cours d'une interview, venait alors de commenter les émeutes de Los Angeles par cette phrase polémique : "si les Noirs tuent des Noirs chaque jour, pourquoi ne consacreraient-ils pas une semaine à tuer des Blancs ?".

SISTER SOULJAH - 360 Degrees of Power

Des moments, en vérité, Sister Souljah en aura connu plusieurs. Cette diplômée en histoire américaine et en études africaines qu'est Lisa Williamson a d'abord été une activiste. Au cours des années 80, elle a milité contre la violence et le racisme dans son pays, et elle s'est engagée dans des actions bénévoles en Afrique et contre l'Apartheid. A partir de 1999, elle est devenue romancière, publiant des livres associés de près à l'univers carcéral, comme l'indiquera une citation dans la série Orange Is the New Black. Et entre ces deux périodes, au moment même où elle était attaquée par Bill Clinton, elle était rappeuse. Elle fut même le membre officiel d'un des plus grands groupes rap de tous les temps, Public Enemy, et elle sortit un album, 360 Degrees of Power, avec le renfort du Bomb Squad, l'équipe de production de ces derniers.

Bien que révolutionnaire musicalement parlant, Public Enemy était en fait un groupe de vieux, ancré dans le militantisme des Droits Civiques et la rhétorique Black Power des années 60. Sister Souljah l'était aussi, de manière plus flagrante encore. Ses morceaux étaient autant de manifestes et de harangues remplis de propos polémiques, comme cet autre, sur "The Final Solution: Slavery's back in Effect", dont Bill Clinton s'empara aussi pour jouer son vilain numéro de Tartuffe : "s'il existe des bons Blancs, je ne les ai pas encore rencontrés". L'Amérique raciste des visages pâles était dans la ligne de mire de la rappeuse. Elle la vomissait sur "Killing Me Softly: Deadly Code of Silence". Elle dénonçait sa logique suprématiste sur "Brainteasers and Doubtbusters", tout comme sa façon d'asservir par la religion, sur "My God Is A Powerful God".

Sur son album pourtant, ce n'était pas aux Blancs que Sister Souljah parlait, mais à ses frères de couleur. Sur la plupart des morceaux, elle leur reprochait de faire profil bas, et elle les invitait à relever la tête, elle les exhortait à la suivre sur le chemin de l'unité et à la fierté. Avec la publicité fictive de "Wild Buck Beer,", où rappait un mâle inconnu, elle ironisait sur l'appât du gain qui perdait les rappeurs. Sister Souljah n'oubliait pas nom plus qu'elle était une femme. Ainsi, sur "360 Degrees of Power", exaltait-elle la force et la puissance de la femme noire. Sur "Umbilical Cord to the Future", elle exhortait les mères à élever les soldats du futur. Et sur "The Tom Selloutkin Show", elle leur demandait de ne pas s'abandonner aux hommes sans rien recevoir en retour. Elle sermonnait, elle y allait si fort que ses singles, "The Hate that Hate Produced" et "The Final Solution: Slavery's Back in Effect", avaient été censurés sur MTV. Et comme si ce déluge de messages hargneux ne suffisait pas, la rappeuse avait invité sur son album les deux grandes gueules les plus notoires du rap engagé, Chuck D et Ice Cube.

360 Degrees of Power n'était pas seulement politique sur le fond : il l'était aussi dans la forme. Il n'était quasiment plus un album de rap, mais plutôt du spoken word. C'était une suite de discours enflammés déclamés avec force, hurlés presque, avec agressivité et conviction. Au beau milieu de son morceau le plus emblématique, "The Hate that Hate Produced", Sista Souljah était même invitée à changer de registre pour démontrer qu'elle avait somme toute des talents de rappeuse. Avec son long prêche de trois quarts d'heure, elle en devenait lassante, éreintante même, malgré le travail toujours aussi saisissant des orfèvres sonores du Bomb Squad, dont les beats véloces et furieux décuplaient le caractère belliqueux des textes.

Pour cette raison sans doute, et malgré la publicité gratuite offerte par un futur président, cet album fatigant ne rencontra pas le succès. Sur l'introductif "African Scaredy Katz In A One Exit Maze", son auteure prophétisait qu'elle serait reconnue un jour à sa juste valeur, mais on est loin du compte. Aujourd'hui, 360 Degrees of Power est un album oublié de l'histoire, et il est rare que Sister Souljah soit citée parmi les dames qui ont marqué le rap. Cela est somme toute logique, puisqu'au-delà de ses différents métiers et de ses diverses incarnations, puisqu'au fil de ses grands moments successifs, elle sera demeurée avant toute chose une militante.

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