Kate Tempest représente une autre tradition du rap anglais. Celle qui, en vérité, n'est pas du rap. Celle que l'on retrouve chez des Britanniques qu'on a associés bon an mal an au hip-hop, comme The Streets, mais qui, bien avant cela, a été représentée par des gens sans rapport avec cette musique, comme le poète punk John Cooper Clarke, un homme que Kate Calvert, de son vrai nom, a par ailleurs côtoyé. Cette tradition, c'est le spoken word, c'est une poésie verbale imprégnée de considérations sociales. L'intéressée a beau se considérer comme une rappeuse et avoir débuté dans un groupe de hip-hop, Sound of Rum, elle appartient à un univers plus littéraire que musical, comme le prouvent ses escapades remarquées dans les livres et dans le théâtre ; comme le démontrent aussi l'intérêt du monde des arts et des lettres pour cette poétesse, ainsi que la pluie de prix et de nominations qui ont émaillé sa carrière.

KATE TEMPEST - Let Them Eat Chaos

Elle en serait presque suspecte, cette reconnaissance. Souvent, c'est une posture que de tels éloges récompensent, c'est une démarche intellectuelle, plutôt que la valeur véritable du produit fini. On célèbre une ambition, voire une prétention, plutôt qu'une oeuvre aboutie pour de bon. Cette ambition artistique, elle est tout de suite visible sur Let Them Eat Chaos, le deuxième album de Kate Tempest. Celui-ci commence par un poème assez aride, "Picture a Vacuum", habillé de sons chiches qui sentent à plein nez l'expérimentation. Il se lance aussi, et sans tarder, dans le concept, partant d'une description de la planète Terre, avant de se focaliser sur Londres et de nous décrire l'anonymat triste de ses habitants sur "Lionmouth Door Knocker". Et le commentaire social n'est jamais bien loin, puisqu'à travers sa revue de sept voisins qui se découvrent à l'occasion d'une tempête, l'auteure traite des grands thèmes.

Tous ces personnages que Kate Tempest incarne, dans ses monologues, font le point sur leurs vies au milieu de leurs insomnies. L'une ne peut se défaire du souvenir de son compagnon décédé ("We Die"). Un autre, fêtard impénitent, boit d'un seul coup toute sa paye du mois ("Whoops"). Et un troisième a le sentiment de passer à côté de sa vie ("Pictures On A Screen"). Tous sont centrés sur eux-mêmes et sur les misères de leurs existences. Mais à travers eux, c'est de sujets plus généraux que nous parle Kate Tempest. Le thème central de Let Them Eat Chaos, dont le titre met à jour le "qu'ils mangent de la brioche" attribué à Marie-Antoinette ("let them eat cake", en anglais), c'est l'individualisme et l'isolement des gens ordinaires. Il y est question aussi de la vacuité de l'Occident sur "Europe Is Lost", de son indifférence au monde sur "Tunnel Vision" et de la gentrification mortifère de Londres sur "Perfect Coffee".

Chez Kate Tempest, le fond importe. Mais la forme se met habilement à son service. Ses déclamations poétiques se changent avec adresse, par instants, en mélodies, ou en quelque chose qui se rapproche du rap proprement dit. Elles se suffiraient presque à elles-mêmes, comme le montrent ces moments a cappella qui introduisent ses morceaux. Et la musique synthétique qui domine le gros de l'album est toujours à propos, juste, efficace, que ce soit celle, sautillante, de ce "Whoops" que n'aurait pas renié un rappeur grime, celle très inspirée de "Perfect Coffee", ou celle atmosphérique de "Pictures On A Screen", remplacée quand il le faut par des sons plus organiques comme les percussions et la guitare sur "Europe Is Lost". Car au-delà du concept, en plus de ses messages plutôt convenus, nonobstant tous ces attributs intellos qui ne peuvent que satisfaire le temple, Kate Tempest fait de la bonne musique.

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