Quand Chilla a sorti "Si J'étais un Homme", certains ont pensé à la chanson du même nom interprétée en 1980 par Diane Tell. Une référence plus pertinente, pourtant, serait plutôt le morceau homonyme d'une autre rappeuse, Princess Aniès, qui en 2002 abordait peu ou prou le même thème : les abus, les clichés et la violence des hommes envers les femmes. Que certains évoquent la chanteuse canadienne était cependant révélateur du style choisi par Chilla. Car pour une bonne part, c'est au champ de la variété qu'il faut rattacher Maréva Rana, une Lyonnaise formée au conservatoire, cooptée par Bigflo et Oli, signée chez une filiale d'Universal et tout à fait présentable aux médias grand public, comme l'ont prouvés sa contribution à une publicité télévisée pour l'iPhone, ainsi qu'une prestation aux Molières 2018.

CHILLA - Karma

La forme musicale que Chilla a adoptée sur Karma, son premier EP, est pourtant celle du rap actuel. Concoctée par cette institution de la production rap hexagonale qu'est Tefa, avec l'appui de quelques autres, on y entend des rythmes et des synthétiseurs clinquants façon trap music, du triplet flow, des onomatopées, du rap chantonné et d'autres routines très contemporaines. Mais le contenu, lui, est à l'opposé de ce qu'on attend d'une telle formule. Cet EP est une sortie grand public, avec une production très propre, et des aspérités de langage qui se limitent à une vulgarité calculée, comme dans le cas de "Sale Chienne". Quant au duo avec Sofiane, "Millionnaire", son aspect sec et agressif est quelque peu neutralisé par ce discours excessivement moral ("la richesse n'embellit pas l'âme") qui domine l'ensemble de Karma. Ici, Chilla s'approprie les formes du rap outrancier, mais elle en livre l'exact contraire.

Ses propos appartiennent à deux vieux registres de la chanson française : d'un côté le message, et de l'autre l'intime. Dans la première catégorie, s'affirme avec insistance un parti-pris féministe. Celle qui s'était fait connaître par une "Lettre au Président", celle aussi qui, un peu plus tard, a traduit le hashtag #BalanceTonPorc par un rap du même nom, ne s'est pas limitée au très réussi "Si J'étais un Homme". Dans la même lignée, il y a ce "Sale Chienne" qui, avec une hargne vengeresse, parle des efforts décuplés exigés d'une femme pour se faire respecter. Seuls ces deux titres sont féministes, mais ils sont les plus saillants de Karma.

L'autre option choisie par Chilla, donc, est celle de la confession. Privilégiée sur Mūn, son tout récent premier album, elle était déjà très présente sur Karma, avec le mélancolique "Trouble", par exemple. De sa jeune et courte vie, la rappeuse retient déjà des leçons, qu'elle partage sur "Aller sans Retour" (aller de l'avant), "Moral" (bien faire et laisser braire), "Je Viens de Nulle Part" (savoir se relever), "Tant Pis" (être déterminé). Des leçons qui se résument à un seul et unique mot d'ordre : il faut croire à son étoile. Cette posture introspective vaut aussi à Karma son tout meilleur morceau, le déchirant "Chico". Dédié à son père disparu pendant son adolescence et placé en toute fin du EP, il vient atténuer la charge contre les hommes qui l'avait entamé.

A la mort de Johnny Hallyday, un journaliste anglais familier de la France avait écrit, dans le quotidien The Guardian, que si l'intéressé avait été grotesque quand il avait voulu singer les rockeurs américains, il avait eu ses moments quand, cessant de renier ses véritables racines, il avait fait de la variété. Et bien le rap français, c'est pareil. C'est parfois quand il s'assume comme tel, quand il se montre plus français que rap, quand il se greffe à la tradition locale, quand celle-ci est son tronc, qu'il est le plus convaincant. Au-delà de ses apparats musicaux, c'est donc bel et bien au champ de la variété qu'il faut rattacher Chilla, mais ce n'est pas une tare. Car dans cette catégorie, ce Karma compact et homogène se montre très réussi.

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