Ilana Weaver est blanche, et elle est une rappeuse technique apparue sur la scène battle de Detroit à la fin des années 90. Cela a donné deux bonnes raisons aux critiques les moins inspirés pour dégainer à son égard la plus paresseuse de toutes les comparaisons : celle avec Eminem. A leur décharge, la silhouette du Slim Shady apparaît bel et bien sur le premier album d'Invincible. Sur "Locust", la rappeuse le cite nommément quand elle critique ceux qui voudraient refaire l'histoire, et effacer Proof pour ne retenir qu'Eminem du rap de Detroit. Et contrairement à lui, qui a traduit en raps l'existence perturbée du quart-monde américain, elle, s'emploie à y remédier. Sur le morceau "ShapeShifters", paraphrasant Bertolt Brecht, elle affirme en effet que la musique n'est pas là pour refléter la réalité, mais pour la transformer.

INVINCIBLE - ShapeShifters

Invincible a donc été, depuis le début, et sans jamais dévier de sa route, une activiste engagée de l'underground rap américain. Férocement indépendante, elle a refusé de signer sur major au moment où l'industrie du disque commençait à s'intéresser à la scène de Detroit. Féministe résolue, elle a préféré rejoindre Helixx à New-York, au sein du collectif 100% féminin Anomolies. Puis elle est revenue dans sa ville pour en prendre la défense, à travers l'association de jeunes militants Detroit Summer. Elle a poursuivi également son action en faveur des femmes à travers la Foundation of Women in Hip Hop, qu'elle a créée avec Piper Carter et Miz Korona, et dont l'objectif est de monter des événements entièrement composés d'activistes hip-hop féminines. Bref, Invincible est convaincue que la fonction de l'art est d'améliorer la société, et logiquement, son premier album cherchait à y contribuer.

Shapeshifters nous proposait du hip-hop underground classique, de la musique de backpackers conçue en partie par des producteurs clés de cette école, comme le local de l'étape Black Milk, ou Knxwledge. Sur "State of Emergency", "Looongawaited" et "Recognize", Invincible étalait sa facilité verbale, elle clamait sa supériorité et elle dénonçait les rappeurs d'opérette, de manière attendue pour quelqu'un nourri à l'art des battles. Elle s'embarquait avec "No Easy Answers" dans une réflexion sur les affres de l'amour, et avec “Ropes” dans une autre sur le suicide, explorant l'autre face de ce type de rap, la plus cérébrale, la plus introspective. Et sur le single "Sledgehammer!", elle s'opposait au tout-venant rap, rendant hommage à un panthéon personnel où trônait J Dilla, et puis, critique envers ses concurrents, clamant vouloir représenter autre chose qu'une génération de tueurs et de branleurs. Elle faisait étalage de sa verve, de sa technicité, mais en étant perpétuellement engagée, en glissant toujours, ci ou là, telle ou telle remarque politique, même dans ses moments les plus ludiques.

Ses cibles étaient nombreuses, et elle s'y attaquait avec virulence. Sur "People Not Places", sur un sample de musique arabe et avec l'appui d'Abeer, une chanteuse palestinienne, Invincible la rappeuse juive s'en prenait aux colonies d'Israël, le pays où elle avait passé son enfance. Sur le titre suivant, "Spacious Skies", elle écrivait une lettre de désamour à son autre patrie, l'arrogante Amérique. L'hypocrisie, la bien-pensance de ceux qui se font appeler progressistes, était une autre de ses victimes sur "Deuce/Ypsi", tout comme l'industrie du disque, vilipendée avec ses complices d'Anomolies sur "Ransom Note". Livré avec une vidéo, "Locusts" dénonçait la gentrification des quartiers populaires de Detroit, témoignages d'habitants à l'appui.

Chez Invincible, les critiques étaient plus fréquentes que les louanges, limitées sur "In The Mourning" à un hommage aux rappeurs morts de sa ville, les susmentionnés Proof et J Dilla. Fidèle au mot d'ordre du titre "ShapeShifters", la rappeuse de Detroit soumettait tout à son message, à son éthique et à ses convictions. Mais elle ne négligeait pas sa musique pour autant. Elle savait qu'elle devait être solide, pour espérer transformer quoi que ce soit. Et cet album, conçu avec soin après une décennie d'activisme, nous offrait le meilleur du rap engagé.

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