En 1996, juste avant la grande époque des rappeuses hypersexuées, peu offraient un plus grand contraste avec elles que Bahamadia. Il est vrai qu'Antonia Reed, qui fêtait alors ses 30 ans, appartenait déjà à l'ancienne génération. Elle s'était lancée dans le hip-hop dès le début des années 80, en qualité de DJ, puis elle était passée au micro, suivant l'exemple des femcees new-yorkaises de ce temps-là, ainsi que celui, dans sa propre ville, de Lady B. Cependant, à cette époque, Philadelphie n'était pas encore au centre du rap game, et il fallut l'appui du DJ et producteur local DJ Ran, puis celui, plus décisif, de Guru, pour que Bahamadia parvienne à percer. C'est de cette façon, avec l'appui du rappeur de Gang Starr, qu'elle obtint une place sur le deuxième Jazzmatazz et un contrat chez Chrysalis, une dizaine d'années après ses débuts.

BAHAMADIA - Kollage

Compte-tenu de son âge et de son bagage, Bahamadia était une artiste, plutôt qu'une provocatrice. Ce qu'elle visait tout d'abord, c'était l'excellence au micro, comme allait le montrer son statut d'égérie féminine du Lyricist Lounge. C'était aussi la promotion d'un certain rap quand, responsable d'une émission de radio, elle parraina la scène underground en pleine émergence à la fin des années 90. C'était son ouverture à d'autres mondes, qu'elle démontra en collaborant avec tout un tas d'Anglais évoluant dans de multiples genres : rap avec The Herbaliser, trip-hop avec Morcheeba, acid jazz avec The Brand New Heavies, et drum'n'bass avec Roni Size, qu'elle épaula sur le morceau qui allait nommer l'album phare du DJ, New Forms. Bahamadia, enfin, était une intellectuelle engagée, prompte à porter la voix du rap dans le monde universitaire ou, bien plus tard, à dénoncer la misogynie crasse de Rick Ross.

Kollage, premier album d'une discographie très ténue, traduisait tout cela. Dès son premier vrai titre, le bien nommé "WordPlay", où elle jouait avec les noms de rappeurs passés ou contemporains, c'était une science du langage que Bahamadia manifestait de sa voix basse. Elle s'amusait avec des mots compliqués, comme sur "Rugged Ruff". Elle aspirait à être créative sur "Innovation". Elle donnait aussi dans le storytelling à message, avec ce "True Honey Buns" qui nous parlait d'une amie en train de faire la groupie après un concert du Wu-Tang. Et elle faisait tout cela avec l'austère minimalisme parcouru de scratches et imprégné de sons jazz du boom bap, en toute logique pour un album produit par Da Beatminerz, DJ Premier et Guru.

Mais pour éviter la monotonie, la formule se renouvelait parfois. "I Confess", par exemple, dont le refrain chanté par X-Cetra était une réinterprétation du "Let's Get It On" de Marvin Gaye, pénétrait en terre R&B. Même chose pour le conclusif "Biggest Part of You", une déclaration d'amour maternel. Bahamadia invitait aussi d'autres voix, celles de K-Swift (RIP) et de Mecca Starr, deux autres femmes, sur "3 Tha Hard Way". Et sur "Da Jawn", c'étaient d'autres figures de Philadelphie, Black Thought et Malik B de The Roots, qui s'exprimaient sur une musique organique caractéristique de leur groupe. Kollage, enfin, avait deux tubes : le puissant "Total Wreck", et ce doux hommage à la scène de Philadelphie qu'était "Uknowhowwedu". L'un comme l'autre, tout comme l'album dans son ensemble, concentraient sans pareil l'essence du son East Coast de la décennie 90, avant que d'autres rappeuses ne passent à autre chose.

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