La rappeuse française probablement la plus connue à l'étranger n'est pas tout à fait une rappeuse française : elle est aussi chilienne, et elle s'exprime en espagnol. Anamaria Tijoux Merino, en effet, est née à Lille de parents chassés de leur pays par le régime de Pinochet, et elle n'a connu sa terre d'origine qu'après le retour de la démocratie, dans les années 90. C'est pourtant bel et bien en France, en région parisienne plus exactement, qu'elle a découvert le hip-hop, à travers les gens que sa mère, une sociologue devenue assistante sociale en France, était amenée à fréquenter. Elle trouva alors dans cette musique, de son propre aveu, un refuge commun pour tous les déracinés comme elles, qu'ils viennent du Chili, d'Afrique ou d'ailleurs.

ANA TIJOUX - 1977

Ce terrain commun, Anita Tijoux (son premier nom de scène) le retrouva une fois installée dans le pays de sa famille. Là-bas, elle fit partie de plusieurs groupes, dont l'un des plus importants de la scène chilienne, Makiza. Avec eux, elle connut le succès en 1998 grâce à Vida Salvaje, un album remanié et réédité un an plus tard par Sony sous le nom d'Aerolineas Makiza. Marquée par des aventures en solo et par un bref retour en France, la suite de sa carrière prit une forme plus erratique, mais connut un événement décisif : son association en 2003 avec la chanteuse mexicaine Julieta Venegas sur le morceau "Lo Que Tu Me Das", pour la BO d'un film. Suivie par une autre en 2006, "Eres Para Mí", un tube aux douces intonations reggae, cette collaboration la faisait quitter le domaine du rap pour mieux investir celui de la pop latine internationale.

Ses projets solos porteront cette marque. Ils seront, pour une large part, des albums de variété hispanophone revisités par le rap. 1977, un disque nommé d'après son année de naissance, est toutefois présenté comme celui du retour au hip-hop. Il est aussi, en grande partie, celui de la consécration internationale, notamment grâce à son single éponyme. En 2010, en effet, l'année de sa sortie à l'étranger, Ana Tijoux deviendrait visible auprès du marché nord-américain. Elle tournerait là-bas, participant au fameux festival SXSW d'Austin, et elle ferait l'année suivante partie de la liste des nommés pour les Grammy Awards. Elle susciterait aussi quelques éloges critiques, dont ceux, prestigieux, du chanteur de Radiohead Thom Yorke.

Beaucoup découvraient alors un rap influencé par le New-York des années 80 et 90, avec ses boucles, ses rythmes chaloupés, ses sons jazzy et ses scratches, avec son esprit ouvert et constructif hérité des Native Tongues, une école qui a parfois eu une plus grande postérité à l'étranger qu'aux Etats-Unis. Depuis ses débuts, Ana Tijoux a privilégié ce style, et elle persévérait ici, passant des considérations sociales de "Sube" (avec Invincible, la très engagée rappeuse de Detroit), attendues chez cette fille d'opposants à Pinochet, à des pensées plus personnelles partout ailleurs. Au cours de cet album, elle s'interrogeait en effet sur sa qualité d'artiste ("Crisis de un MC"), se confiait sur sa mère ("Mar Adentro"), parlait d'une relation amoureuse ("Problema de 2"), nous livrait sa philosophie du bonheur ("Humanidad") et elle retraçait son parcours sur l'impeccable "1977", le titre pivot de son album, le meilleur, aussi.

Et elle rappait, pour de bon, avec une certaine aisance pour les rimes internes, et une scansion précise, bizarrement plus affirmée en espagnol que quand, sur le mollasson "Oulala", avec un flow rétro, elle dédiait quelques mots en français à une amie restée de l'autre côté de l'Atlantique. Cependant, Ana Tijoux personnalisait ce hip-hop aux recettes éprouvées avec des instruments plus mélodiques et plus pop, avec les chants suaves de quelques invités comme Panty, avec du reggae sur "Avaricia" et, bien sûr, avec des sonorités latines, guitares ou cuivres. Avec 1977, la Franco-chilienne faisait entrer le rap, sans que cette démarche ni ces mots n'aient la moindre connotation péjorative, dans le grand bain du mainstream latino-américain.

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