Cash Money / Universal Motown :: 2008 :: acheter l'album
Lil Wayne était conscient de son nouveau statut de mégastar, lui qui s'inscrivait explicitement dans la lignée de 2Pac, Biggie, Andre 3000 et Jay-Z, lui qui se présentait comme l'héritier de ce dernier, avec son assentiment sur "Mr. Carter", une collaboration qui signalait au passage que les deux plus grands rappeurs de leur époque portaient le même patronyme. Avec l'une de ces formules absurdes et mégalomanes dont il avait le secret (une formule qui aurait frisé le ridicule dans la bouche de n'importe quel autre), Lil Wayne disait sur le claironnant "3 Peat" que, quand bien même on l'arrêterait, on ne pourrait pas l'arrêter. Tha Carter III, pourtant, n'est peut-être pas sa plus grande œuvre. D'autres pièces de sa discographie peuvent en toute légitimité prétendre à cette place, comme Tha Carter II, comme Like Father, Like Son, son duo avec son père spirituel Birdman, ou bien, évidemment, comme les mixtapes des séries Da Drought et Dedication.
Cet album, en effet, a les défauts de ses qualités : visionnaire et touche-à-tout, il n'a aucune unité. Les grands morceaux s'y enchainent, mais sans cohérence. En bon blockbuster rap, Tha Carter III mange en fait à tous les râteliers, conviant des producteurs aux styles antinomiques (de Bangladesh et T-Pain, à The Alchemist, en passant par Cool & Dre, Swizz Beats, Just Blaze et Kanye West), faisant intervenir autant de chanteurs pop et R&B (Babyface, Robin Thicke, Bobby V) que de valeurs sûres du rap (Jay-Z, donc, mais aussi Busta Rhymes, Juelz Santana…). Ici, Lil Wayne joue tout autant de la douceur de l'Auto-Tune que de raps plus abrupts. Manifestant un goût pour les guitares qui se traduira plus tard par l'album Rebirth, il s'aventure dans un rock déprimé et évanescent sur le superbe "Shoot Me Down", ou dans un autre, plus grandiloquent, sur "Playing With Fire" (un titre disparu des versions ultérieures du disque, pour de sombres histoires de droit).
Il est le m'as-tu-vu qui enflamme le nightclub sur "Got Money. Il suit le même chemin que Kool Keith sur "Dr. Carter", en s'imaginant en chirurgien chargé de remettre le hip-hop sur pied. Toujours plus bizarre, il se réincarne en E.T. sur "Phone Home". Et puis soudainement, il s'engage sur le terrain du commentaire social, commentant le désastre de l'ouragan Katrina dans sa ville de La Nouvelle Orléans, et l'impéritie des politiques, ou plus tard, sur "Mrs. Officer", en maquillant en jolie romance mélodique une critique de la police. Puis il embraye avec un tube aux abords doux et innocents, "Lollipop", dont le refrain nous parle en fait de fellation. Enfin, invoquant le "Don’t Let Me Be Misunderstood" de Nina Simone, il redevient politique et termine par un long exposé de ses pensées sur "Dontgetit".
Malgré sa nature composite, Tha Carter III n'est est pas moin un jalon dans l'histoire du rap. Avec cet album, les hipsters se tournaient vers un type de hip-hop jusque-là éloigné de leurs écrans radars (à l'époque, c'était Lupe Fiasco qui occupait le centre de leur attention). Il était l'un de ces moments uniques, les meilleurs, les plus bénéfiques pour la musique, où l'underground et le mainstream se rejoignaient. En effet, avec "A Milli", incroyable single compilant une suite de divagations sur une boucle excessivement minimaliste signée Bangladesh, Lil Wayne exportait l'esthétique des mixtapes auprès du grand public, il sonnait le triomphe de ce format parallèle, comme souligné par Shea Serrano dans son excellent The Rap Year Book. Il engageait aussi le gangsta rap sur la voie de l'excès, des folies, des abstractions et des aberrations, annonçant ce que le genre, désormais investi par des armées de weirdos, deviendrait au cœur des années 2010. Avec les albums de Kanye West, celui-ci a contribué en fait à repousser plus loin les limites du rap, à le rendre plus universel, à lui faire prendre pour de bon la place autrefois dévolue au rock : celle de musique populaire quasi hégémonique.
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