L'élément fondateur de la carrière de Kanye West est, selon sa mythologie personnelle, l'accident de voiture qu'il a subi en 2002. Auparavant déjà, il était connu, mais des purs fans de rap exclusivement, de ceux qui avaient remarqué qu'il avait produit une bonne partie de The Blueprint, l'album de Jay-Z. Il était alors identifié, pour l'essentiel, comme un beatmaker. Kanye, cependant, rêvait depuis toujours de passer au micro. Et cet accident, qui valut à son visage de subir une chirurgie réparatrice, lui aurait donné la force de sortir de l'ombre, pour embrasser un succès que le hip-hop ne réserve généralement qu'à ses rappeurs. Cela se traduira, 16 mois après, par un premier album sous son nom, The College Dropout, véritable point de départ de la trajectoire stratosphérique que l'on sait.

KANYE WEST - Get Well Soon

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Avant ce disque cependant, en 2003, Kanye West avait balisé le terrain avec deux mixtapes, qui témoignaient chacune de sa santé retrouvée, Get Well Soon ("rétablis-toi vite"), et I'm Good ("je vais bien", mais aussi "je suis bon"). Celles-ci présentaient au monde cette autre facette du personnage, son rap, avec quelques uns de ses titres propres. Prenons par exemple la première. Elle recelait tout d'abord le fameux single "Through the Wire", interprété depuis l'hôpital, à travers l'outillage en métal qui enserrait sa mâchoire brisée. Mais on y entendait aussi une version préalable du grand "Two Words", un extrait de "Jesus Walks", et quelques morceaux qui ne seront pas sur l'album, comme "Home" ou "My Way", en plus d'un freestyle et de collaborations avec d'autres rappeurs, Jay-Z en tête bien sûr.

Ces passages au micro étaient pourtant encore minoritaires. Le gros de cette sortie se concentrait sur les productions de Kanye, sur quelques titres de son panthéon personnel et sur les freestyles d'autres artistes comme 50 Cent et Cam’ron (plus un extrait de concert au son très approximatif). Get Well Soon, en fait, n'était rien d'autre qu'une mixtape traditionnelle. Et pourtant, on pouvait déjà y deviner ce que deviendrait son auteur : il y était déjà cette figure ambigüe, à mi-chemin du hip-hop intello de backpacker, représenté ici par Mos Def et Talib Kweli, et du rap de gros durs du ghetto, incarné par Beanie Sigel, Cam'Ron ou Freeway, ses collègues du label Roc-a-Fella, ainsi que par les bad bitches Foxy Brown et Trina. Les élans spirituels qui animeront plusieurs de ses disques étaient présents aussi, via deux contributions du Harlem Boys Choir. Son désir de s'inscrire dans la variété internationale, aussi, le titillait déjà, se traduisant par la convocation du "We Are the Champions" de Queen, du "I'm Still Standing" d'Elton John et du "Through the Fire" de Chaka Khan, dont "Through the Wire" était un dérivé.

Enfin, et surtout, Get Well Soon mettait en exergue ce qui a toujours été la force capitale de Kanye : son oreille musicale. La sélection de titres produits par ses soins était impeccable. Elle reposait en grande partie sur ce qui était sa signature d'alors, la chipmunk soul, ces samples de chants soul accélérés, qui donnaient lieu à des merveilles, comme le "The Good The Bad The Ugly" de Consequence, bâti sur le "I Wish You Were Here" d'Al Green. Mais le beatmaker allait plus loin encore, témoignant de l'angle large avec lequel il approchait son art. On versait dans la mélancolie avec le "'03 Bonnie & Clyde" de Jay-Z et de Madame. Beanie Sigel rencontrait une boucle minimaliste parfaite avec l'orgue et le léger crescendo de "The Truth". Trina et Ludacris bataillaient allègrement avec le violon folklorique endiablé de "BR Right". Et chacun de ces morceaux, à sa façon, faisait mouche.

Le meilleur aperçu sur l'avenir de Kanye West, cependant, se trouvait sur "My Way". Ici, le rappeur reprenait le mot d'ordre avec lequel Frank Sinatra avait internationalisé la chanson de Claude François : "j'ai fait les choses à ma façon". Ah ça oui, Kanye West faisait les choses à sa façon, et il continuerait. Il nous embarquerait dans des délires de plus en plus égotistes et extrêmes, et de plus en plus affranchis du seul rap. A partir de Get Well Soon, et ce jusqu'à nos jours.