La décennie rap 2010 a commencé, du point de vue journalistique, par tout un ramdam autour d'Odd Future. Par action spontanée, par convergence médiatique, ou par maneuvre en sous-main de l'industrie musicale (les avis divergent, mais qu'importe), le collectif californien a marqué l'avènement d'une nouvelle génération. Avec son usage paroxysmal du marketing viral et des outils Internet à la Tumblr, avec ses sorties gratuites et ses pochettes qui détournaient des photos sans grand rapport avec le rap, avec surtout le contenu de ses morceaux, faits de paroles qui repoussaient plus loin encore les outrances et la vilénie, et d'une musique jouant à parts égales de l'expérimentation et de la facilité, Odd Future Wolf Gang Kill Them All (OFWGKTA), de son nom complet, avait donc tout pour faire vibrer la critique, et cette part du public qui se veut la plus alerte et avertie.

EARL SWEATSHIRT - Earl

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Avec Tyler, the Creator, le leader du collectif, Earl Sweatshirt (Thebe Neruda Kgositsile au civil), est tout de suite devenu la grande figure d'Odd Future, et sa sortie gratuite Earl, l'une des mixtapes qui ont posé la base de la hype. Et c'était justifié. Car quels que soient les lauriers qu'ont reçus plus tard ses sorties officielles, Doris en 2013, et I Don't Like Shit, I Don't Go Outside en 2015, c'est peut-être ce projet qui demeure aujourd'hui encore son plus important. Le rappeur n'avait pourtant que 16 ans au moment de sa sortie. Mais justement, c'est ce jeune âge qui lui permettait de donner la pleine mesure du style Odd Future, avec ses paroles crasses aux relents plus agressifs, morbides, misogynes et homophobes que les titres les plus extrêmes d'Eminem (une influence revendiquée), parlant de manière frontale et désinhibée de pornographie, de viol, de meurtre et de scatologie, comme seul un vrai adolescent pouvait les déclamer.

Réelle et ressentie, cette esthétique du sale, de l'immoral et du rebutant n'aurait pourtant jamais eu le même impact, sans les beats qui l'accompagnaient. Signés pour l'essentiel par Tyler, ils étaient comme les textes, comme aussi la voix du rappeur : âpres. C'était les synthétiseurs suffocants ("Earl"), les ambiances lourdes ("Couch", "Moonlight"), les compositions épurées ("Kill", "Luper", "Pigions") et les grosses basses dont le Creator usait sur ses propres titres, plus une contribution de Left Brain sur "epaR", avec Vince Staples (lisez le titre à l'envers pour savoir de quoi il s'agit), et les nappes glauques de Beatboy sur le génial "Stapleton", l'apothéose de Earl. C'était du pur OFWGKTA, mais du premier choix, ramassé sur les 25 petites minutes de ce projet très court, manifestation la plus solide et la plus condensée d'un groupe emblématique de son temps.