Aujourd'hui basé à Fort Wayne, Indiana, mais d'origine australienne, le rappeur Sankofa, de son vrai nom Stephen Eric Bryden, s'est distingué à partir de la seconde moitié de la décennie 90, au sein de Society of NIMH, un collectif qui comprenait aussi Spon, JON?DOE et Kashal-Tee. Il a été responsable d'une poignée d'albums recommandables, notamment le Invest Mentality (2001) des White Collar Criminals et, en solo, Obese America (2002). Depuis, il est resté actif et a sorti une poignée de disques tout à fait corrects, dont le dernier, Just Might Be (2013). Dans le cadre des indie rap series, il revient sur son passé, nous parle du présent, et nous livre sa vision sur l'underground rap de la fin de la décennie 90.

Sankofa

La "indie rap series" est une suite d'interviews, organisée avec des activistes de la scène rap indé nord-américaine des années 90 et 2000, certains un tant soit peu connus, d'autres plutôt obscurs, dont le but est d'alimenter un prochain livre dédié au même sujet, publié prochainement dans la même collection que Rap, Hip-Hop''.

Quelle est ton opinion sur la scène rap indé qui a émergé en Amérique du Nord vers la fin des années 90, avec des labels comme Fondle'em, Rawkus, Stones Throw, Rhymesayers, et plus tard Def Jux, Anticon, et tant d'autres ?

Ca a été une époque où les vannes se sont ouvertes, et ont libéré tout un potentiel en sommeil. C'était une époque exaltante, bien avant que tout s'accélère à la vitesse qu'il faut pour taper 140 caractères. Le mot mixtape voulait alors encore dire quelque chose. Tu pouvais découvrir des choses sur Internet, mais il fallait connaître quelqu'un, qui connaisse quelqu'un d'autre, pour récupérer une démo du Soul on Ice de Ras Kass copiée 20 fois sur cassette, ou Funcrusher Plus.

Les amateurs de hip-hop affranchis ont alors réalisé qu'ils n'avaient pas besoin d'attendre ou de chercher l'assentiment des médias traditionnels (en l'occurrence, les majors du disque) pour avoir un impact sur leur musique. Ils avaient soif d'autre chose, d'une alternative à ce que proposaient les médias. Aussi, enregistrer de la musique devenait plus abordable. Les types qui avaient grandi avec du rap de qualité se sont mis à produire sérieusement leur propre musique, ils ont compris qu'ils avaient un rôle à jouer.

Quelles limites mettrais-tu à ce mouvement, dans le temps, l'espace, les styles ?

Mmmh. C'était limité à qui voulait en être. Ca s'est développé si vite, je veux dire, quand le Scribble Jam s'est ouvert à des rappeurs en herbe, et tout le reste. Ca a commencé à devenir si gros que les gens qui en faisaient partie pouvaient aimer n'importe quoi, à partir du moment où ils étaient touchés et qu'ils trouvaient ça cool.

Que reste-t-il de cette scène, ou de ce mouvement, selon toi ?

Pas grand-chose. Certains s'en sont bien tirés. Murs avait un certain sens du business, même si ses disques ne se sont pas vendus dans des proportions très importantes. Mac Lethal a commencé par sortir un album bancal sur un site web aujourd'hui disparu, puis il a su comment se vendre et se faire apprécier, comment passer le message. Je ne vais pas prétendre savoir ce que tous sont devenus, mais c'est mon avis général. Certains ont été malins.

Les majors elles-mêmes ont compris qu'elles devaient changer leurs méthodes, elles ont avancé masqué. Tu vas dire que c'est de la théorie de la conspiration, mais ça m'étonnerait qu'il n'y ait eu personne en sous-main derrière l'ascension de Soulja Boy, on a juste voulu faire croire que son succès était naturel. La majorité des gens / fans / consommateurs ne vont pas écouter quand tu leur diras qu'un truc est bien, mais si tu leur laisses discrètement des indices sur quelqu'un, ils vont penser avoir fait la découverte tout seuls et ça va les flatter.

Découvrir ce qui motive les gens, ça m'a toujours fasciné. La manière la plus cool de réagir au type qui te dit "eh, tu as vu cette vidéo rap qui pète", c'est de répondre avec indifférence, et sournoisement, de vanter le prochain produit jetable de ce cycle sans fin. Attirer l'attention de quelqu'un, c'est une chose, mais la retenir durablement c'est une toute autre histoire.

A propos de Soulja Boy, et indépendamment des éventuelles actions occultes des majors derrière son succès, ne penses-tu pas qu'il représente simplement une évolution majeure dans le hip-hop, qui est maintenant davantage une musique de danse, plus intéressée par son style ou son swag que par ses compétences au micro ? Et que cette évolution a un intérêt en soi ? N'y a-t-il pas une tendance réelle et profonde ici, au-delà de la hype ?

A l'origine, déjà, le hip-hop était une activité artistique qui tournait autour de la danse, et ses paroles n'avaient pas grand-chose de révolutionnaire. Je me souviens, il y a quelques années, j'ai réécouté le "Push It" de Salt-n-Pepa, et j'ai réalisé que c'était de bêtes raps sur 8 mesures. Le swag et le style, c'est plus simple à vendre que "quelque chose qui fait réfléchir".

Aussi, à partir d'un certain point, la complexité des raps n'est plus que complaisance, et ça devient inécoutable. Le rap, c'est un art qui consiste à assembler des mots et à s'amuser à les faire claquer. Honnêtement, malgré le temps que je passe à écrire mes propres paroles, j'ai tendance à ne même pas écouter celles qui passent à la radio.

Quant à la tendance réelle et profonde dont tu parles, il s'agit simplement de la volonté de distraire les gens (et pas que les fans de rap) avec des choses sans conséquence.

C'est quoi ton histoire personnelle avec le rap indé ?

J'ai sorti une tape (le Jonah's Saucony EP) en 1998. Le premier morceau que j'ai enregistré ("Emasculation", avec Kashal-Tee) a été pendant trois mois le vinyle le plus vendu en Suède. Tout est parti de là. Et puis Kno (alors DJ Kno) des Cunninlynguists m'a demandé quelques rimes pour "616 Rewind", et c'est probablement mon titre le plus connu (…). Je lui suis reconnaissant de m'avoir demandé d'être sur ce titre. Et puis tu vois, lui et les Cunninlynguists ont su bâtir avec intelligence leur image de marque.

Je me souviens d'une discussion avec Sage Francis au Scribble Jam, quand il a réalisé que je n'avais jamais fait de musique avec l'intention de gagner ma vie. Il m'avait dit : "ah bon, tu n'essaie même pas d'y arriver?". J'étais plus motivé par le fait de faire ma propre musique, je ne voulais pas prendre le risque de me vendre, en quelque sorte.

Je n'ai jamais aimé parler de moi, que ce soit dans le rap ou dans d'autres domaines. Je préfère que les gens me parlent comme à une personne normale, plutôt qu'avec une idée préconçue de ce qu'un rappeur est ou doit faire. Par exemple, la personne qui a fait la vidéo pour mon titre, "21 Choices" : c'est un type bien et talentueux, mais il voudra toujours assaisonner nos discussions d'argot rap. Ne me fais pas dire que je n'utilise jamais des mots comme "dope" et "fresh" moi-même, là n'est pas la question.

Mon idéal, c'est que quelqu'un apprenne que je rappe après m'avoir connu personnellement un certain temps, qu'il fasse cette découverte par lui-même. Je n'ai pas honte d'être un rappeur, c'est juste que les gens seront plus avenants s'ils font abstraction de tout le contexte autour du rap. Si au bout du compte, ils n'arrivent pas à te cataloguer, alors c'est parfait.

Te considères-tu comme partie prenante du mouvement rap indé ?

De manière très périphérique.

Tes 5 ou 10 albums préférés de l'indie rap ?

Funcrusher Plus. La tape qu'Adru The Misphit m'avait envoyée vers 1996 – la qualité sonore était horrible, mais c'était pur et brut. A l'intérieur du boîtier, il y avait un emballage Wrigley qui contenait de la weed.

Le Unforeseen Shadows d'Illogic – je l'avais sur une tape imprimée au moment où l'encre manquait, le type avait dû l'imprimer chez lui.

La démo du Soul On Ice de Ras Kass – il a joué à un show promu par JON?DOE, et j'ai perdu ma voix à force de hurler "JACK FROST" tout au long du concert. C'était pile quand "H20 Proof" était sorti en single.

Le Overcast d'Atmosphere, que j'ai écouté quand je travaillais pour des pompes funèbres dans le Minnesota, afin de financer mon déménagement en Californie.

Tes 5 ou 10 morceaux préférés de rap indé ?

Tu peux citer à peu près tous les titres de Godfather Don ici. Ce type était excellent. Rajoutes-y le morceau d'Adru où il parle d'une torche humain en train de sniffer des lignes de poudre à canon. Allons-y aussi pour la tape Wake Up Show avec Em dans le cypher, ainsi que le "Blood, Sweat, and Beers" de Kashal-Tee. Le "Trucker Clock" de JON?DOE assure aussi, tant pis si tu m'accuses d'être partial.

Tes 5 ou 10 artistes rap indé préférés ?

Godfather Don, Slug, Kashal-Tee.

Au bout du compte, penses-tu qu'une telle catégorie, le rap indé, était ou est pertinente ?

Par rapport au marché, elle était pertinente. Quelqu'un qui n'était pas familier avec tout ce contexte ne pouvait pas comprendre une phrase comme : "Oh, Sankofa sonne comme du Chali 2na et du Aesop rock, avec un peu de MF Doom, en plus sobre, et du Sage Francis".

Le sous-genre du rap indé mis à part, quel est ton diagnostic sur l'état du hip-hop aujourd'hui ?

Il est partout. On entend du Black Sheep dans des pubs pour des voitures. Mon seul espoir, c'est que Dres et Mr. Lawnge reçoivent au moins une portion de cet argent. Le hip-hop est là où sont des gens qui s'intéressent vraiment à son potentiel et à son origine (pour prendre un exemple tout près de chez moi, The Tomahawk Chapter of the United Zulu Nation de Fort Wayne). Et puis il y a ceux pour qui c'est un outil marketing. Dr. Dre, par exemple, n'a même plus besoin de sortir de la musique – il met son nom sur un casque audio vendu à un prix déraisonnable, et il utilise les bénéfices pour s'acheter toujours plus d'hormones de croissance.

Que trouves-tu intéressant dans le rap d'aujourd'hui ?

Rien. Plus j'y contribue, moins j'en écoute. A l'origine, c'était parce que je ne voulais pas être comparé à d'autres rappeurs. Je voulais aussi être certain de ne pas être influencé par eux, par inadvertance. Plus récemment, c'est à cause de l'incompréhension et de l'amertume que je ressens à voir d'autres types obtenir des critiques favorables, se produire dans quantité de shows rock, etc. alors que la musique que moi et mes amis avons faite était au moins aussi bonne, sinon meilleure. A ce stade, je préfère écouter la musique qui m'a inspiré quand j'étais encore impressionnable, vers 1989-1999, voire des radios de sport, plutôt que d'écouter le dernier chouchou de la critique.

Un peu plus tôt, tu semblais faire une difference entre les vieilles mixtapes, celles qui voulaient vraiment dire quelque chose, et les mixtapes d'aujourd'hui, pour l'essentiel des albums gratuits distribués sur Internet. Ne penses-tu pas, cependant, que le principe reste le même. Qu'en quelque sorte, la scène rap indé, ses mixtapes, son amateurisme et ses webzines spécialisés ont annoncé le hip-hop d'aujourd'hui, où les choses les plus importantes se passent sur Internet ?

Le principe est le même, mais pour moi, la différence clé, c'est le volume de musique disponible. Ajouté à cela l'attrait commercial du rap et la facilité avec laquelle on peut enregistrer et distribuer de la musique, et on se retrouve avec toute un tas de gens qui s'y essayent sans vraiment passer du temps à perfectionner leur art. Du temps en studio ? Plus besoin, il y a une application pour ça (appelle-ça du sarcasme). Pour chaque Chunky A, tu as des centaines, voire des milliers de gens comme cette poulette qui chante "Gucci Gucci" et tous ses congénères pleins d'ironie pour Pitchfork. Maintenant, le pouvoir appartient à ces sortes de garde-barrières qui vont fouiller la merde pour trouver et partager ce qu'ils trouvent valable. Aux prescripteurs binaires.

Sinon, en ce qui concerne ces choses importantes qui se passeraient sur le Web, je pense juste que le hip-hop est à l'image du monde en général, de plus en plus obsédé par ce qu'il y a sur son téléphone.

Pour en revenir à toi, où en es-tu maintenant ? Quels sont tes projets et tes activités ?

Je viens de sortir mon dernier album, Just Might Be. 300 CDs sont disponibles, dont un livret avec les paroles, ma photo et des crédits à ceux que j'ai aimé, en tant que fan. Quand j'avais la possibilité de lire les paroles en écoutant une tape ou un CD, je me sentais encore plus connecté à la musique. Quand s'y ajoutait une photo de l'artiste, je me sentais devenir une partie de ce monde, en écoutant l'album.

Je rappe depuis 15 ans, mais aujourd'hui ma paternité est quelque chose d'infiniment plus importante (et bien sûr, bien plus consommatrice en temps et en énergie) que d'exprimer ma vision du monde sur des beats ou d'éviscérer tel ou tel ennemi imaginaire (cite n'importe quel wack rapper ici) avec une ferveur militante.

Ci-dessous, la vidéo du titre "21 Choices", issu du dernier Sankofa, Just Might Be.