Originaire de Rhode Island, le producteur Joe DelCarpini, alias Joe Beats, s'est illustré au sein des Non-Prophets, son duo avec Sage Francis. Moins connu que son compère, il a poursuivi néanmoins une carrière solo, et formé plus tard un autre duo, avec Blak de One Drop, avant de quitter le monde de la musique. Bien plus qu'une interview, c'est un article en soi qu'il nous livre aujourd'hui. Dans le cadre de la Indie Rap Series, il nous expose sa vision de la scène hip-hop underground, s'attardant notamment sur les limites et les effets pervers d'une telle étiquette.

La "indie rap series" est une suite d'interviews, organisée avec des activistes de la scène rap indé nord-américaine des années 90 et 2000, certains un tant soit peu connus, d'autres plutôt obscurs, dont le but est d'alimenter un prochain livre dédié au même sujet, publié prochainement dans la même collection que Rap, Hip-Hop''.


Quelle est ton opinion sur la scène rap indé qui a émergé en Amérique du Nord vers la fin des années 90, avec des labels comme Fondle'em, Rawkus, Stones Throw, Rhymesayers, et plus tard Def Jux, Anticon, et tant d'autres ?

Il y a toujours eu des artistes pour sortir des disques de manière indépendante, particulièrement à et autour de New-York. En fait, n'importe quel artiste a été indépendant à un moment ou à un autre de sa carrière. Mais quand j'emploie le mot "indie", je fais référence à une intention claire, celle de se prendre soi-même en main pour faire avancer sa carrière. L'exemple parfait, c'est le Wu-Tang Clan. Ils ont fait partie de ce petit groupe de gens qui ont vraiment su développer leur propre truc et faire avancer l'histoire du rap.

A partir de 1996, agir en indé est devenu plus pertinent, quand beaucoup de rappeurs respectés se sont mis à faire de la musique destinée à un public plus large. Quand Nas a sorti It Was Written, après avoir donné au hip-hop l'un de ses meilleurs albums, les choses ont commencé à prendre un tour cynique. Je ne dis pas que le deuxième disque de Nas était mauvais. Peu voudront l'admettre, mais en fait, son écriture s'est même améliorée depuis Illmatic. Mais avec la production et le packaging, c'était une toute autre histoire.

Un bon exemple, c'est la vidéo de "Street Dreams". La mise en scène s'inspirait du film Casino de Martin Scorcese, et Nas ne faisait que se conformer à la dernière mode rap auprès du grand public, sa phase mafioso. Je n'ai aucun problème avec la participation de Lauren Hill. J'adorais quand il faisait équipe avec AZ. Je trouvais très bien qu'il travaille avec Dr. Dre. Mais je trouve que l'ajout de Foxy Brown gâchait toutes ces collaborations, quitte à paraître mesquin.

Il faut se souvenir que Nas avait été celui qui avait redonné au hip-hop de New-York sa crédibilité. D'accord, Biggie était le roi, mais tout le monde savait que lui et Puffy visaient les charts. Nas n'était pas seulement un grand lyriciste, il avait de la sagesse, il avait une âme de poète. Aucun autre rappeur dans le game, qu'il soit populaire ou non, n'avait la portée philosophique de Nas, sa capacité à être sérieux sans sombrer dans la banalité. Et là, tout à coup, autour de 1997, Nas partait en vrille.

Je n'attendais pas forcément que tous ces gens soient des extrémistes, qu'ils soient dans la misère, avec des carrières courtes, tout au contraire. C'est juste la manière avec laquelle Nas a plongé. Il s'est conformé si facilement à la norme, ça en était sacrilège. Du Champagne ? Des costumes Armani ? Des cigares cubains ? Vraiment, mec ? Tout à a coup, tout ce monde semblait s'être amolli, se résumant à une version très fashion de Kool G. Rap, la dureté en moins. Et maintenant Nas, le type qui avait fait Illmatic, s'y mettait aussi ?

Avant cela, G. Rap et Rakim avaient déjà fait de chouettes références aux mafieux italiens. Mais la version tardive de tout ça à la fin des années 90, c'était une sorte de défilé de mode new-yorkais avec des dieux hip-hop. Et maintenant Nas aussi copinait avec tout ça ? Ouah. (Aparté: sincèrement, je souhaite insister sur le traumatisme qu'a été cette "trahison" de Nas).

Il faut comparer tout cela à ce qu'un autre rappeur populaire du début des années 90 faisait à la même époque : MF Doom. J'ai découvert "Dead Bent" à la même époque que "Street Dreams". Pourquoi donc le premier me paraissait-il à ce point plus marquant ? Pour moi, c'était logique. La transition de Zev Luv X à MF Doom était juste aussi extrême que celle de Nasty Nas à Nastradamus.

Zev vendait des tartes aux pois dans des vidéos, il marmonnait comme s'il était saoul sur des enregistrements qui sonnaient particulièrement lo-fi. C'était attendu, après la mort de son frère SubRoc et l'éjection de KMD du label Elektra juste avant la sortie de leur deuxième album, Black Bastards, un album qui avait été abandonné à cause de sa pochette, qui représentait un petit sambo pendu à une corde (ça pourrait faire l'objet à part entière d'un autre de tes livres, je présume).

Le contexte est important. Doom est né des cendres de KMD. Et Nas n'a tout simplement pas voulu être éjecté comme le trio susmentionné, ou encore comme Large Professor et INI. Tout à coup, c'est comme s'il y avait un vide dans le hip-hop. Le public n'était pas encore coupé en deux, mais un ensemble de fans déçus a alors voulu retrouver ensemble ce qui avait été perdu.

Fondle'em a été le refuge parfait pour ces fans, parce que rien ne représentait aussi bien la musique hip-hop que l'émission de Bobbito sur KCR. Le label a été l'extension naturelle de cette émission, qui était programmée chaque semaine. De la même façon qu'il avait révélé Black Moon en 1992, il sortait maintenant lui-même le EP Clear Blue Skies EP des Juggaknots. La seule différence, c'est que les sorties indépendantes avaient plus de chances d'être repérées dans la première moitié des années 90 qu'après.

Beaucoup d'artistes se sont mis à sortir leurs morceaux sur vinyle, dans l'espoir d'être signés. Mais à partir de 1996 (peut-être même dès 1995), il devenait clair que ces disques resteraient des "indés". Leurs auteurs n'avaient aucune chance avec les majors à moins d'accepter de sérieux compromis. Il est frustrant de constater que des groupes comme les Juggaknots, s'ils s'étaient manifestés en 1993 ou 1994, auraient sans doute été relayés par Rap City, The Box et MTVRaps. L'âpreté de leurs thèmes en aurait sans doute détourné quelques uns, mais ils auraient été plus connus qu'ils ne le sont maintenant.

Pour l'aficionado, la qualité de titres comme "Clear Blue Skies" ou "I'm Gonna Kill You" est évidente. Malheureusement, les responsables des labels voulaient maintenant étendre le public hip-hop, et ils pariaient sur la masse des non-initiés. Rétrospectivement, je pense que ces gens en avaient assez d'investir sur des Double X Posse, Rough House Survivors ou Zhigge qui ne sortaient qu'un seul titre. Ils espéraient un meilleur retour sur investissement, et l'industrie a changé complètement son fusil d'épaule.

C'est à ce moment que le mouvement indépendant a développé une véritable identité. Et il a englobé tout le monde, des groupes de New-York comme Company Flow, Dynospectrum et Atmosphere dans le Midwest, les Living Legends sur la Côte Ouest. Tu vois à quel point un apprenti rappeur de New-York doit lutter pour être repéré par une major ? Alors imagine en Californie ou à Minneapolis. C'est pour ça que l'ascension de Slug a été si étonnante.

Par chance pour tous ces artistes, Internet a joué un grand rôle dans la visibilité de leur musique. Rapidement, des college radios, des boutiques, en ligne ou physiques, des magazines et des pages webs se sont regroupés, ils ont fait de cet "underground" un genre en soi. Ce n'était pas appelé "indépendant" ou autre chose. L'appellation de circonstance, alors, c'était "underground". Ca voulait dire non-grand public. En d'autres mots, "sous la surface".

Je ne suis pas certain que tous les gens qui ont rejoint ce "genre" l'aient fait avec les mêmes intentions, la même définition du hip-hop, la même ferveur, cependant, qu'ils l'aient aimé ou pas, ils ont dû faire avec cette étiquette. A ce stade, cette scène était une réalité. Il y avait des confrontations constantes entre des artistes très différents, qui n'avaient en commun que d'être tous marginalisés. Tu pouvais entendre un mix avec le "Centaur" de Buck 65, et puis tout à coup on passait au "I Gots To Get Down" de Casual. Ou pire, tu pouvais assister à une battle entre le même type d'extrêmes. C'était assez drôle au début, mais après une norme assez effroyable a pris le dessus.

Il y avait beaucoup des frictions un peu minables, parce que certains artistes ne supportaient pas se voir classés dans la même catégorie que d'autres. Certains rappeurs se sont même mis à rejeter ouvertement tout ce culte autour du hip-hop underground. Tout à coup, pour eux, le mainstream devenait le vrai truc, comme pour montrer qu'ils appartenaient vraiment à cette culture. Subtilement, ils sous-entendaient que l'underground n'était fait que d'une bande de mecs blancs, dont les Blacks ne pouvaient pas piffrer les goûts.

C'était un malentendu, mais malheureusement, ça a influencé le futur de l'underground hip-hop. Certains ont commencé à intéresser la scène indie rock. Par exemple, Def Jux est devenu un gros truc chez des gens comme Pitchfork. Slug (sous le nom d'Atmosphere) a commencé à tourner sur le circuit indie rock à travers les US. Et ainsi de suite. Malheureusement, des tas de bons artistes se sont retrouvés à l'écart de cette vague. Et pour être clair, la plupart de ceux-là n'étaient pas des Blancs. Un groupe comme les Juggaknots est demeuré indépendant, alors que la majorité des artistes blancs ont été signés par des labels punk, avant-garde, downtempo ou rock.

NON PROPHETS - Hope

Mon groupe, les Non-Prophets, s'est retrouvé dans cette catégorie, il a été signé chez Lex Records, une filiale de Warp. On avait commencé sur un label indé, Emerge, dans mon Etat d'origine, Rhode Island. Emerge était dirigé par Emigrim Redzepi. Il avait une grosse émission sur WRIU 90.3, en Nouvelle-Angleterre. Mig avait le créneau du vendredi après-midi, de 3 à 6 heures. L'émission était très orientée nouvelles sorties indépendantes.

Mig était ami avec DJ Eclipse, qui était aussi originaire de Rhode Island. Eclipse gérait la boutique Fat Beats à Manhattan. Il faisait par ailleurs la promotion de Non-Phixion. Il avait sa propre émission, et il est apparu à l'occasion dans celle de Stretch et de Bob. Mig allait en ville, il rencontrait Eclipse, et puis il revenait avec les dernières sorties indé. Mig a fini par s'installer à New-York, par travailler chez Fat Beats, et plus tard pour leur société de distribution.

Mig a poussé nos deux singles auprès de Bobbito et de beaucoup d'autres. Je me souviens être allé à l'émission de Bobbito avec Sage, Mig et DJ Signify. Je pensais que Bob nous avait invités. Mais quand on est arrivé, j'ai eu la surprise de voir que c'était Eclipse et Lord Sear qui étaient là. Sear s'est moqué de nous. Il a imploré Sage de porter des cols roulés, parce qu'on voit ses veines ressortir quand il rappe. Il a dit à DJ Signify qu'il était une sorte de Dan Ackroyd qui louche. Tout a commencé quand Mig a commencé un concours d'humour avec lui. Sear a dit qu'il était un garçon de court de tennis: "tu sais, celui qui attend prêt du filet qu'une balle sorte des limites". Bullseye.

Sage connaissait cette émission, mais pas aussi bien que Sig et moi. Pour cette raison, je n'ai pas trop parlé, je savais qu'ils aimaient bien titiller les groupes inconnus, tout spécialement ceux qui n'étaient pas de leur ville, ceux qui ne captaient pas leurs inside jokes. Sear m'a demandé pourquoi j'étais aussi silencieux, et Sage a tout de suite réagi : "il parle avec ses mains". Ca lui a valu un long "aaaayyyooooo....". J'ai dit à Sear que je savais ce que cela voulait dire et il a laissé tomber. Eclipse a joué "Drop Bass" et il a continué avec "Follow Instructions" de MOP. C'était une expérience bizarre, mais ça a aussi été pour moi une révélation : en fait, on n'appartenait pas à ce monde.

Plus tard au cours du même weekend, nous avons entendu IG Off freestyler pendant l'émission d'Eclipse. Ils ont ouvert leur ligne téléphonique pour demander à leurs auditeurs de proposer des thèmes de rap. Il rappait 8 mesures, et après un auditeur lui demander "yo, rappe sur le fait d'aller chez le coiffeur". IG faisait 8 nouvelles mesures, et quelqu'un d'autre appelait, et ainsi de suite. Mon impression était sans doute un peu faussée, mais ça m'a paru si live, si professionnel, je me suis dit que New-York jouait en première division dans l'underground.

A cette époque, Sage n'avait pas encore le niveau d'IG. Et à cette époque, passer par l'improvisation rap était davantage un pré-requis qu'aujourd'hui. A la même époque à peu près, des endroits comme le Lyricist Lounge étaient importants. Ca faisait un contraste avec les Non-Prophets. Même quand j'écoutais mon ami J-Zone – pourtant un extra-terrestre à New-York – je me disais qu'on n'allait jamais y arriver dans cette ville. Chaque beat sonnait comme une imitation de DJ Premier. Jay était plus boom bap que moi, et même lui peinait à y arriver. On en a parlé souvent.

Je faisais mes beats avec des boucles et des breaks. Mes influences, c'étaient Pete Rock, Large Professor, The Beatnuts, The Beatminerz, K-def, et tous les autres. Je produisais mes beats sur ordinateur, pas sur des boites à rythme ou des synthés. Faire des sons chopped up et placer une ligne de basse sirupeuse dans les espaces, ça n'était pas mon truc (…). Mon truc, c'était plus "Tanto Adios" des Los Angeles Negros que le "Goosebumps" de Jeremy Steig. Faire un filtre sur un vers, tout donner pour le refrain, et c'était bon.

La plupart des gens à New York trouvaient que mes sons avaient 6 ou 7 ans de retard. Même à l'époque, ça n'aurait pas sonné assez brut, assez street. J'aime les grooves profonds et les mélodies. J'ai toujours travaillé avec des breaks, pas avec des choses synthétiques. Je voulais que mes beats sonnent comme un vrai groupe en train de jouer (…).

J'étais tellement frustré à cette époque de voir tous ces géants supposés de la production adopter le même style cheap. Faire un beat en poussant quelques boutons, ce n'est pas très difficile, c'est tout le contraire quand tu dois trouver un équilibre entre 2 ou 4 boucles, toutes issues de sources différentes (…). Le niveau de complexité était bien supérieur quand tu travaillais avec beaucoup de samples. Je faisais ça sur un programme old school appelé SAWPro. Ce n'était pas comme Acid, tu ne pouvais pas changer le pitch ou ajuster le temps.

En résumé, Non-Prophet ne remplissait pas les critères pour intégrer le petit cercle de l'underground new-yorkais. On s'est donc associés à des groupes indépendants d'autres villes, comme Akrobatik, Mr. Lif, 7L & Esoteric de Boston. On s'est bien entendu avec la plupart de ces types, mais on restait encore à part. Et puis plus tard, Sage rencontra Slug et les Molemen, pendant un concert à Chicago.

A la même époque, Sage commençait à sympathiser avec les membres d'Anticon, et même eux nous charriaient un peu. Notre musique sonnait trop traditionnel pour eux. Au bout d'un moment, je n'ai plus rien voulu avoir à faire avec Anticon, ils étaient trop décalés. Mais Sage et Sole se sont entendus à merveille. Je me rappelle que Sole m'a dit un jour : "Sage et moi avons été faits dans le même moule". Je ne les détestais pas pour autant. J'aimais même une bonne partie de leur musique, surtout pour la production. Moodswing 9 a même eu une grande influence sur ma façon de faire des beats. Il m'a beaucoup appris.

A la même époque, j'en apprenais autant d'un type d'ici appelé Aftamath. Math utilisait seulement un quatre-pistes et un SP-12, la version antérieure du SP-1200, avec encore moins de temps de sample. Math venait des quartiers chauds de Providence. Ca se reflétait dans sa musique, qui était une sorte de ragga rap un peu éthéré, quasiment psychédélique; encore plus sombre et lourd que Black Moon. Il a sorti une poignée d'albums indé sous le nom de New Realm. Ma musique est devenue un mélange de ces deux extrêmes : le côté fureteur de Moodswing, mêlé au courage que Math avait de laisser les choses telles qu'elles étaient.

Pourquoi je te raconte toutes ces anecdotes ? Pour te montrer à quel point les gens pouvaient être différents derrière les étiquettes "indépendant" ou "underground" dont on nous affublait. Anticon était "indépendant", mais New Realm aussi. Rhymesayers était aussi "underground" que Virtuoso. Il y a des écarts monstrueux derrière ces étiquettes.

En tant qu'artiste, je ne pouvais pas considérer comme une seule chose tous ces artistes non signés, même si nous étions constamment en tournée ensemble. Je dois blâmer le marché, qui nous a imposé cette étiquette, mais aussi le consommateur "indé" novice, qui est tombé amoureux de cette notion. Beaucoup de ces gosses n'étaient fans que de la contre-culture, de tout ce qui est souterrain en matière de culture, voire d'art. Ils n'avaient aucune idée de ce qu'était le Juice Crew, et je ne parle même pas de choses plus obscures.

JOE BEATS - Diverse Recourse

Ces fans adoraient le rock ou le punk indépendant tout autant, ils en étaient même peut-être partie prenante. Et puis tout à coup ils se sont tournés vers le hip-hop. Certains s'y sont mis vers le début de 1997, ou bien plus tard 2002. Et bien sûr, ils sont passés à encore autre chose juste après. Probablement quelque chose qui s'est venue de Williamsburgh, Baltimore, Philly, ou de certains quartiers de Los Angeles.

Ton personnage doit avoir une certaine épaisseur culturelle pour passer au-dessus du lot. Par exemple, le "Chocolate Rain" de Tay Zonday avait davantage de potentiel pour être un phénomène culturel que Joey Beats & Blak. A la fin des années 90, j'avais réalisé que le mur du rap était dur à franchir à New-York, mais percer auprès de la scène "indie" et de groupes comme MGMT ou Animal Collective m'était impossible.

La sensation Youtube dont je parle plus haut montre bien combien il est difficile de distinguer ce qui est "indie" de ce qui ne l'est pas. Odd Future est un excellent exemple, tout le monde a été amené à croire qu'ils ont tout orchestré par eux-mêmes, mais c'était un mensonge par omission. Ils ont été aidés par Christopher Clancy et un autre type d'Interscope. Qu'on ne se méprenne pas, Odd Future a clairement mérité leur public et toute l'attention qu'ils ont reçue. Mais il y a eu toute une campagne autour d'eux destinée à les présenter comme quelque chose de spontané, sorti de la rue, de la base, quelque chose de vierge et de pur.

Aujourd'hui, les grosses stars ont des fanpages et des comptes Twitter. Pourqoi je te dis ça ? Parce que 15 ans plus top, les artistes du Top 40 n'auraient jamais pressé leurs propres vinyles en petit tirage pour renforcer leur image de marque. Presser indépendamment ses propres oeuvres était réservé aux artistes qui étaient au bas de l'échelle, ceux qui voulaient faire avancer leur carrière et qui n'avaient pas d'autre option.

Youtube, Soundcloud, et tous les sites de cette nature sont devenus la nouvelle plateforme pour que les artistes "indie" puissent "sortir" leurs enregistrements. Le problème, c'est que ce moyen ne leur est plus réservé. Je ne compare pas avec d'autres formats, vinyle, cassette ou CD. Je compare avec les endroits, les lieux, où l'on pouvait trouver autrefois ce genre de sorties. Soundcloud, ça n'est pas Fat Beats, ni The Source Magazine. Je suis sûr qu'il existe encore des boutiques spécialisées, de nos jours, mais je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où elles sont. Et si elles existent vraiment, sont-elles fréquentées par des gens avec de l'argent, à l'affut de nouveaux artistes ?

Il y a des exemples, comme Worldstar et Vice, mais je ne suis pas certain que des artistes explosent vraiment, après y avoir été quelques temps. Je suis peut-être simplement dépassé, je le concède. Mais il me semble quand même qu'il vaut mieux être coopté par un autre artiste ou collectif, plus connu, pour s'extirper de la masse. Et je ne parle pas simplement de payer Drake pour qu'il apparaisse sur vos disques. Je parle de le voir, lui ou l'un de ses semblables, promouvoir votre travail et se balader avec vous, comme il l'a fait avec The Weeknd.

La chose la plus proche du mouvement indé des premiers jours, en matière de hip-hop, c'est sans doute l'actuelle scène battle. Il me semble qu'il y a une communauté qui évolue autour d'événements de ce type. Il se trouve que tous ces battlers font du boom bap, quelque chose dans le style de la musique faite en studio à la fin des années 90. Il est clair qu'ils ont grandi et ont été influencé par cette ère du hip-hop.

Leur scène peut sembler un peu agressive, mais c'est lié à leur éthique. Chez eux les skills sont la chose importante. Le petit homme dans les coulisses de l'industrie du disque rigole de leurs principes. La dure vérité, c'est qu'être contre cette éthique, dans les limites du politically correct, est ce précisément ce qu'encourage cette industrie. Ca me fait mal de penser que tout un tas de gens travaillent dur sans réaliser encore cela.

Pour l'industrie du disque, le talent n'est pas une question de skills. Et dans les bureaux, "talent" est un euphémisme pour "narcissisme" (...). Quelqu'un qui parle de lui et de son travail, comme si c'était la chose la plus importante au monde pour les 20 prochaines années, sans éprouver la moindre honte ni le moindre regret ? Ca c'est du talent. Une compétence ou un skill, ça peut être appris, puis enseigné plus tard. Alors que peu de gens sont capables d'atteindre les échelons supérieurs de l'égo et du narcissisme.

Aussi déprimant que cela semble, c'est ainsi que je vois l'industrie de la musique (...). L'indé n'est que la première marche d'un escalier qui mène plus haut – ça l'a toujours été. Pourquoi y accorder de l'importance ? Beaucoup d'artistes vont te dire qu'ils ne vont pas mentir avec leur personnage, ils vont te dire qu'ils ont rejeté de grosses opportunités d'accélérer leur carrière à cause de leur éthique ou de leurs convictions politiques. Pour l'essentiel, je ne les crois pas.

L'industrie du disque (et j'inclus les scènes indé à cet ensemble) est une machine capitaliste. Il y a quelques moments merveilleux de rébellion, de grandes choses peuvent arriver temporairement, pour un certain temps. Mais à la fin, tout est avalé par le même système. Et puis quelque chose se passe quelque part ailleurs, et la même quête romantique recommence. Et ça se poursuit ainsi, éternellement. Si des gens veulent croire qu'il existe une scène indépendante, ou une musique indépendante, laisse-les faire. C'est leur droit. C'est leur échappatoire.

En ce qui me concerne, je n'ai plus fait de beats depuis trois ans. Ca a été un vrai choix, c'est arrivé parce que la vie adulte m'a finalement rattrapé. J'ai dû payer un certain nombre de dettes, retourner à l'école, passer un bachelor en Anglais. J'ai pensé faire des études de droit, mais après avoir parlé avec 10 ou 12 avocats, j'ai finalement renoncé. Je suis aujourd'hui en quête d'un meilleur job.

Et je suis sur le point d'acheter un Ableton Push :)

Tu nous dis que la scène underground a évolué, qu'elle est passée de quelque chose de centré sur New-York, à quelque chose de moins classique, destiné aux fans d'indie rock. Or, certains considèrent que Indie Rock Blues, un album de remixes indie rock, est l'une de tes meilleures sorties. Etait-ce une manière pour toi de séduire ces fans d'indie rock, ou quelque chose que tu avais vraiment à cœur ? Ou encore un mélange des deux ?

En ce qui concerne Indie Rock Blues... C'est vraiment un projet qui me tenait à cœur. J'ai toujours voulu m'essayer à des samples inédits. Comme à la fin des années 90 et au début des années 2000, quand tous les producteurs se sont entichés des bandes originales de film. C'est à cette époque que je me suis penché sur la musique latine : Los Angeles Negros, HNos Castros, Chucho Avellant, etc. En fait, la base de l'album Hope des Non-Prophets, ce sont des boucles de musique latine. Et puis la musique latine a explosé, alors je me suis orienté vers la bossa nova et les sons brésiliens. Et quand la musique brésilienne a marché à son tour, je m'en suis fatigué.

Je vivais alors au sein d'une petite communauté d'artistes, et je suis devenu très proche d'un type qui habitait de l'autre côté du hall. J'étais fan du travail de Sonny (tape " CW Roelle " sur Google) et je me suis mis à trainer dans son studio. Je lui ai fait écouter de la musique black, et lui, de l'indie rock. En l'écoutant, je commençais à identifier des percussions et des boucles que je pourrais sampler. C'était le bon moment, je cherchais justement de nouvelles sources pour mes samples. J'ai fait un remix des Non-Prophets avec une boucle issue d'un concert de Will Oldham. Ca n'est jamais sorti, parce que ni Sage, ni Lex, n'aimaient vraiment, musicalement parlant. Et puis après on s'est préparés pour une tournée.

Une fois la tournée achevée, j'ai fait un remix de "Coxcomb Red". Je l'ai fait écouter à mon ami Sonny qui m'a encouragé à persévérer. J'ai fait des recherches de mon côté, mais il m'alimentait aussi en CDs, pleins de chansons et de samples potentiels. Au bout d'un moment, je me suis mis à remixer les chansons, plutôt que d'en faire des beats pour des emcees. Certaines comme "When We Reach The Hill" and "Panda, Panda, Panda" étaient de vrais titres, mais sans rappeurs. D'autres comme "I", "Coxcomb Red" et "Save Yourself" étaient des remixes. Les autres étaient quelque part entre ces deux extrêmes, et ce sont mes préférées, par exemple "Spaceboy Dream", "Doomsday"," Sad Song", et "Exploration vs. Solution".

THE JOE BEATS EXPERIMENT - Indie Rock Blues

J'ai fait tout Indie Rock Blues sur SAWPro, un programme multipistes du milieu des années 90. Et en fait, ça a été difficile. Je pourrais refaire le même disque en moins d'un mois avec la technologie d'aujourd'hui comme Ableton, etc. J'ai commencé à travailler sur IRB à l'été 2004, et je n'ai fini qu'à l'été 2005. Après, il a fallu 3 mois pour produire les disques, et encore un autre mois de préparation pour qu'ils soient disponibles à la vente.

Ce délai a compté, je pense que s'il était sorti un an plus tôt, il aurait été mieux médiatisé. Mais en même temps, je ne suis pas sûr qu'il aurait été couvert comme il le fallait. Tout le monde pensait que c'était trop radical et direct pour vraiment attirer les fans d'indie. La plupart des gens qui ont écouté ce disque, même des années plus tard, ont eu la même réaction. Spontanément, ils ont trouvé que c'était juste un truc bâtard, et ils l'ont rapidement mis de côté.

A sa sortie, je m'attendais à ce qu'il soit reçu de cette manière. C'était un projet de niche, et en même temps, son succès dépendrait de la façon dont il serait présenté. Je ne voulais pas me plier aux attentes de tel ou tel public, et je ne voulais pas que cet album soit vu comme un gimmick temporaire. Alors, on a décidé de le promouvoir auprès de blogs et de petits sites web, en comptant sur le bouche à oreille. Ca a fonctionné, plus ou moins. Au bout du compte, je suis très content de l'accueil qu'il a reçu (…).

Les seules réponses négatives qu'on a reçues sont venues de fans hardcore de Jeff Magnum et de Neutral Milk Hotel. Les mêmes gens qui s'étaient excités comme des puces quand Dangermouse a porté un t-shirt NMH sont tombés à bras raccourcis sur mon remix. Si ça, ça n'en dit pas beaucoup...

Donc, en fait, c'est un disque qui est venu très naturellement. Mais une fois qu'il a été fini, j'ai réalisé à quel point on le réduisait facilement à telle ou telle étiquette, ce qui était très frustrant, parce que j'avais passé un an entier à me défoncer pour ce projet, mon plus ambitieux jusqu'ici. Et le pire dans tout ça, c'est que cette expérience, TOUS les artistes l'expérimentent quand leur musique commence à être marketée comme un produit. C'est comme ça.

Tu mentionnes tes discussions avec J-Zone, et de fait, ta vision du hip-hop, voire de la vie en général, est très similaire à celle qu'il a partagée dans son récent livre, Root for the Villain. J'imagine que tu l'as lu. Qu'en as-tu pensé ?

Un bon ami m'a donné ce livre de Zone, en cadeau. J'ai beau être encore en contact avec Jay, j'ai un peu laissé tomber la lecture. Et puis je n'avais pas trop envie de lire un livre 1) à propos de quelque chose que j'avais moi-même traversée et 2) que j'étais précisément en train de surmonter. Et puis, à l'occasion d'un weekend, je l'ai commencé, et je l'ai lu d'un trait. C'était une bonne décision. J'ai beaucoup beaucoup ri.

J'adore Zone. J'ai un lien très spécial avec ce type. Ca remonte à environ 15 ans. Nos routes se sont croisées à de multiples reprises et ça s'est toujours bien passé. Zone ne le sait peut-être pas, mais mes contacts avec lui et avec son art ont toujours eu un impact sur ma vie.

Il a rencontré Mig et sympathisé avec lui quand son premier maxi est sorti. Ils se sont aidés mutuellement autant qu'ils l'ont pu. Je me rappelle, Mig nous avait apporté tout un tas de morceaux de Zone, pour les jouer sur RIU, et les donner à des DJ's en tant que promos. J'ai alors écouté sa musique et suis tout de suite tombé amoureux.

Des années après, il a fait équipe avec Dangermouse pour son premier single chez Lex. C'est ainsi qu'on s'est retrouvés sur ce label. Quand le Hope des Non-Prophets est sorti, j'ai cité son nom dans autant d'interviews que j'ai pu. Même la fête qu'il a organisée au Serena Lounge pour la sortie de son disque a été quelque chose pour moi, personnellement parlant. Marrant.

C'est de moi que vient la boucle pour le titre qu'il a fait avec Breezy Brewin; "The Lemonade Joint". Je m'éclate encore sur ce truc de temps à autre, heureux comme tout d'avoir pu y participer à ma petite échelle. Il m'avait demandé quelque chose pour ce projet 7 ans avant qu'il ne se réalise – ah ah. Il est tellement bon à la production, je ne peux même pas l'expliquer. Tous les types qui font des beats, qui savent ce que c'est qu'un beat, te le diront.

Et maintenant, donc, il écrit. A la minute où il a commencé par écrire pour Dante Ross, ma vie est devenu mois focalisée sur la musique (…). Les posts d'avant la sortie de son livre m'ont tous accompagné. C'est l'une des personnes les plus honnêtes dans cette industrie. Malheureusement pour lui et pour beaucoup d'autres, la sincérité n'est pas toujours aussi récompensée qu'elle le devrait. Même, ce qui est ironique, sur la scène indépendante DIY, où tout le monde est censé être quelqu'un d'ordinaire s'efforçant de faire de l'art pour de vrai.

Le courage de Jay transpire de sa musique, et maintenant il inonde ses écrits. Tous ces types sur Twitter, Vine, Facebook, Instagram et tout le reste te parlent d'assurer, de faire les choses en grand (…). Zone dit les choses telles qu'elles sont. Il ne prend aucune posture. Et rien que pour ça je l'adore.