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BIGG JUS - Machines That Make Civilization Fun

Albums rap

BIGG JUS - Machines That Make Civilization Fun

Depuis la dissolution de Company Flow, les carrières d'El-P et de Bigg Jus ont suivi des chemins parallèles. Les deux se sont lancés en solo, cumulant les casquettes de producteur et de rappeur. Chacun a fondé un label important de la scène rap indé, Definitive Jux pour l'un, Sub Verse pour l'autre, avant de mettre tous deux la clé sous la porte. Et, après avoir semblé disparaître des écrans radar, ils font un retour remarqué en 2012, avec des albums au lourd contenu politique, où ils s'attellent à donner raison à leur réputation d'expérimentateurs et d'audacieux.

BIGG JUS - Machines That Make Civilization Fun

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La comparaison, cependant, s'arrête là. Car si El-P est demeuré, jusqu'à nos jours, un chouchou des médias spécialisés, s'il a constamment bénéficié des égards de la critique, à chaque sortie, solo ou pas, jusqu'aux récents Cancer for Cure et R.A.P. Music, Bigg Jus, pour l'essentiel, est resté confiné dans l'ombre. C'est injuste, car Sub Verse valait bien Def Jux, et les albums de son patron se sont montrés souvent plus captivants que ceux, pompeux et boursouflés, de son ancien collègue. C'est injuste, donc, c'est inique, mais c'est compréhensible.

Car la démarche de Bigg Jus, on le constate encore avec ce Machines That Make Civilization Fun, est plus radicale que celle d'El-P. Si l'artillerie lourde déployée par Jaime Meline a ses accroches et ses mélodies, les beats proposés par l'autre sont quant à eux sans rémission et sans compromission. Ce Justin là ne s'adresse pas aux jeunes filles en fleur, avec son fatras de bruits et d'agressions sonores ("Kush Star Catalog"), ses morceaux découpés au chalumeau, ses compositions branlantes, ses beats effroyablement gothiques ("Game Boy Predator"), et ses rythmes martiaux et débridés ("Polymathmatics"), à peine modérés, au beau milieu du disque, par un instrumental downtempo ("Hard Times for New Lovers").

Cet album est plein de titres abscons. "Respective of F1 Dub", par exemple, est ce qu'annonce son titre : un instrumental lorgnant vers le dub, avec des bruits de Formule 1. Et même quand, avec leurs nappes vaporeuses, "Empire is a Bitch" et "Machines That Make Civilization Fun" nous amènent sur les terres désormais familières du cloud rap, c'est cultivé à la sauce Bigg Jus, avec d'étranges percussions fragmentées. De fait, au beau milieu de ce pandémonium, seuls "Black Roses", "Advanced Lightbody Activation" et "Food for Thought", se présentent, avec leurs bonnes vieilles boucles, comme des titres à peu près approchables.

Et question raps, ce n'est guère plus avenant. Sur ce disque, Bigg Jus s'engage dans une litanie de propos décousus. On l'entend, par bribes, se livrer à des accès de colère contre l'industrie, contre les politiques, contre le gouvernement israélien ("Samson Op-Ed"). Il donne aussi (ça va avec) dans des thèses conspirationistes. Et le tout est servi avec un vocabulaire compliqué. Quant au phrasé, il se montre tout aussi imprévisible et obtus. Notre homme, en effet, change de registre en cours de disque, rappant dans l'urgence, puis prenant tout à coup la voix abyssale d'un démon, ou gémissant sur un ton éploré à la limite du grotesque.

Bigg Jus et El-P, en fait, sont tombés dans le même travers. A s'entendre qualifiés d'avant-gardistes, ils ont cru pour de bon qu'ils étaient des expérimentateurs, des savants fous, oubliant que Funcrusher Plus, sous ses atours ardus et austères, avait une sobriété qu'aucune de leurs sorties futures n'aura su préserver.

Il y a des différences notables entre les deux rappeurs, toutefois, comme le montrent leurs deux albums solo récents. La première, et elle est capitale, c'est que Justin Ingleton est meilleur rappeur que Jaime Meline. La seconde, c'est que si l'un flirte avec un prog rock emphatique, ce sont d'autres sortes d'influences que l'on entend chez l'autre, comme le dub ("Redemption Sound Dub", "Respective of F1 Dub") ; ce sont des expériences plus spontanées, plus instinctives ; c'est une approche – osons remarquer ici que les deux hommes n'ont pas la même couleur de peau – plus black. A cause de cette différence peut-être, cet album convainc à la longue. On se surprend à l'aimer, alors qu'en face, les artifices d'El-P ont cessé de nous duper depuis fort longtemps. Pour cela, et sans snobisme, c'est Bigg Jus qui doit être déclaré vainqueur du grand match 2012 des anciens Company Flow.

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