Le rap, poésie urbaine, science des mots, art des griots de notre siècle... Ces poncifs, on nous les a tant rabâchés, que c'est avec la plus grande circonspection que l'on aborde désormais tout livre qui prétend, comme Book of Rhymes, explorer la dimension poétique du hip-hop. A la fois fan de rap et professeur assistant de littérature, Adam Bradley se tire cependant plutôt bien de l'exercice.

ADAM BRADLEY - Book of Rhymes

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Sans surprise, l'objectif d'Adam Bradley est d'anoblir le hip-hop, de le présenter comme un art respectable. Il nous rappelle que ce genre, contrairement au jazz, à la soul et au rock, n'a pas encore gagné ses galons, et il cherche à s'en faire l'avocat. Se remémorant une situation embarrassante, quand l'une des ses amies, hostile au hip-hop, lui a demandé de légitimer sa passion pour les raps les plus virulents de Notorious B.I.G., Bradley cherche à minimiser le contenu des paroles et à insister sur la forme. Il proclame que tout cela, avant tout, est musique.

Il est toujours irritant, voire déprimant, de voir quelqu'un avoir à s'excuser d'aimer le hip-hop. Et la façon dont Bradley s'en sort est, on l'a dit, loin d'être originale. Il a pourtant parfaitement raison : le rap est poésie. Ou plus précisément, le rap est, pour partie, ce que la poésie était à ses origines, quand elle était purement sonore et verbale, quand elle n'était pas encore du texte couché dans les livres.

Comme les rappeurs, dont l'art s'est forgé dans des battles entre MCs, les poètes d'autrefois s'engageaient parfois dans des compétitions verbales, en Grèce antique, dans le Japon médiéval, en Namibie. Plutôt que d'inventer, le rap, comme toute autre genre populaire, a pris en fait la place d'un art que l'obsession de l'avant-garde a éloigné du grand public, il a renoué avec des recettes anciennes.

Pour démontrer cela, Adam Bradley s'appuie sur les propos de rappeurs de toutes époques, de toutes scènes et de tous styles. Privilégiant les stars, il oublie parfois d'autres gens, qui ont pourtant fortement exploité le potentiel poétique du rap et poussé très loin l'art du emceeing, comme Organized Konfusion et Freestyle Fellowship. Cependant, il mentionne d'autres virtuoses de l'underground, Immortal Technique par exemple. Et puis, soyons honnêtes, pour 99% des fans, le rap, c'est 2Pac, Biggie, Jigga et Weezy. Il est donc normal de se concentrer d'abord sur eux.

Citant leurs paroles, l'auteur se lance dans une longue étude. Parlant de vers accentués, d'allitérations, de consonances, de comparaisons, de métaphores, de métonymies, d'onomatopées, de calembours, de personnification, de focalisation interne ou externe, il emploie ses outils de professeur de lettres pour relever et disséquer les figures de style dont le rap est friand. Et il le fait de manière analytique et rigoureuse, traitant successivement des rythmes du rap, de ses rimes, de ses jeux de mot, de ses techniques stylistiques et narratives et enfin, du "signifying", cette science du "je" et de la fanfaronnade qui est le propre du rap.

L'auteur ne se cantonne toutefois pas à démontrer la dimension poétique du rap. Il souligne aussi ses spécificités, à commencer par la plus importante et la plus neuve de toutes : le fait qu'il se bâtit autour d'un beat, que les rappeurs jouent et se jouent des boucles qui les accompagnent, qu'il fonde sa musicalité sur le dialogue complexe entre les paroles et les sons. Par ailleurs, Adam Bradley identifie les figures de style privilégiées par les rappeurs, et explique pourquoi elles le sont, pour quelles raisons historiques, sociales ou esthétiques. Et pour que tout soit bien clair pour ce lecteur qu'il veut convaincre, il résume en conclusion toutes ces spécificités, les groupant en 10 points, 10 commandements du rap.

Bradley, toutefois, est assez malin pour savoir que le rap ne saurait se résumer à 10 principes. Il n'exclut pas des exceptions et des évolutions. Aujourd'hui même, d'ailleurs, son tout premier commandement, celui qui affirme que le dialogue entre paroles et beat est la base même du rap, est mis à mal par les instrus atmosphériques prisées par des Main Attrakionz ou des G-Side. Les paradigmes changent, et l'auteur montre qu'il en est conscient quand il relate le clash entre le vétéran Ice-T et le nouveau-venu Soulja Boy, le premier reprochant au second ses vers peu élaborés, et ne comprenant pas que la technicité des rappeurs n'est pas nécessairement le seul plaisir que les auditeurs retirent ou retireront éternellement du hip-hop. Car si le rap, effectivement, est poésie, il est aussi beaucoup plus que cela.