Plus de dix ans après, Hip Hop America est toujours l'un des meilleurs livres écrits sur le hip-hop, une somme bien conduite, l'un des premiers ouvrages à lire pour qui s'intéresse au genre, en complément du Can't Stop Won't Stop de Jeff Chang. Contrairement à ce dernier livre, cependant, il ne semble pas avoir été traduit en français. Il lui est pourtant supérieur, s'attardant plus longuement sur le hip-hop des années 90. Il est aussi mieux pensé, mieux structuré, et mieux écrit.
Penguin Books :: 1998 / 2005 :: acheter ce livre
Avec son livre, Jeff Chang semble ne jamais savoir vraiment s'il doit livrer une histoire factuelle du mouvement hip-hop, ou s'il rédige un essai. Il passe donc sans arrêt d'un format à l'autre. Pour Nelson George, au contraire, la démarche est claire : il aborde ses thèmes un à un. Les grands événements qui ont marqué l'émergence du hip-hop ne sont cités qu'au regard d'une série de sujets, que l'auteur explore sous toutes leurs coutures : les débordements misogynes et gangsta, l'égotisme caractéristique du genre, ses relations avec le business et le capitalisme, son identité raciale (noire ? multiple ?), son rapport aux femmes, son internationalisation, etc... Nelson George élargit même le champ, reprenant la thèse qu'il a développée dans ses autres ouvrages, à propos d'une société afro-américaine de l'après-soul dont le hip-hop serait le marqueur. Il explore aussi quelques thématiques parallèles, celle des basketteurs noirs par exemple.
Alors, que reprocher à ce livre complet et éclairant ? Son point de vue subjectif, peut-être ? Difficile, car l'auteur l'assume, le revendique même, dès le début. Beaucoup de ses propos sont émaillés de souvenirs personnels, d'anecdotes issues de l'expérience de ce journaliste, l'un des premiers à s'être penchés sur le hip-hop. Dès l'époque old school, en effet, Nelson George en est devenu l'un des porte-voix, l'intellectuel que l'on invite à chaque colloque sur le sujet. Il a aussi été impliqué dans un grand nombre d'initiatives culturelles, films, séries TV, émanant, sinon de la scène hip-hop, du moins de la communauté afro-américaine.
Il a donc été aux avant-postes, il a été un témoin privilégié, et à ce titre, il maîtrise son sujet. Comme il se plait à le souligner, il était dans la position idéale pour parler du hip-hop : un pied dedans, un pied dehors. Né dans les années 50, il a connu l'époque d'avant le rap, celle de la soul et du rhythm 'n' blues. Il bénéficie donc d'une distance que n'ont pas toujours ceux qui sont nés avec. En revanche, quand le hip-hop a émergé, il était encore assez jeune pour être happé par cette culture, pour l'aimer pour de bon, et pour la comprendre de l'intérieur.
Son point de vue n'est donc biaisé que par deux données essentielles. D'abord, notre homme est new-yorkais, et c'est bien sûr le point de vue de la Grosse Pomme sur le rap qu'il nous présente. Dans Hip-Hop America, c'est d'abord de sa ville dont l'auteur parle. On voit, par exemple, qu'il ne porte pas dans son cœur Suge Knight, le parrain du g-funk californien, et il prend très nettement le parti de Notorious B.I.G. contre 2Pac. Aussi, il est un peu rapide quand il diagnostique la mort du gangsta rap à la californienne, ou quand il regrette que la vidéo ait tué le système de cooptation qui primait chez les rappeurs new-yorkais des origines, ce même système de cooptation qui est une garantie de conservatisme. Logique donc, si, sans rapport avec le présent livre, ni plus ni moins que Prince lui a reproché autrefois de survaloriser sa ville d'origine, Nelson George ayant été, parait-il, la cible principale de son "All the Critics Love U N New York."
L'auteur est moins à l'aise quand il s'aventure au-delà de sa grande métropole. C'est patent dans le chapitre sur l'internationalisation du hip-hop, notamment quand il parle de l'Europe. Non, Monsieur George, ce n'est pas parce qu'elle se prête mieux au rap que les MCs français s'expriment dans leur langue, quand leurs homologues danois et suédois le font en anglais. C'est tout simplement parce qu'ici, on maîtrise moins bien la langue de Shakespeare et de KRS One qu'en Scandinavie. Nelson George, malgré tout, à l'occasion, sait faire preuve de distance et d'humilité, par exemple quand il reconnait s'être mépris sur 2 Live Crew, quand il admet que ses premières réactions hostiles envers les pornographes de Miami tenaient à son conditionnement de New-yorkais.
L'autre biais de ce livre vient de sa date de parution : 1998, l'apogée commerciale du rap. L'histoire qui nous est relaté est donc celle d'une irrésistible ascension, dont le terme semble le triomphe de Puff Daddy. Il manque ici de nouveaux enseignements, issus des soubresauts du hip-hop après l'an 2000. Ainsi, en 2011, il n'est plus pertinent de prétendre avec lui que les rappeurs sont tous très vite relégués dans l'oubli, alors que Jay-Z règne depuis plus de dix ans sur New-York, et que l'un des albums les plus célébrés de l'année est signé DJ Quik. Il est amusant, aussi, de l'entendre dire qu'aucune rappeuse n'a apporté d'innovation décisive à ce genre macho qu'est le rap, mais de se ménager une parenthèse pour parler de Missy Elliott, comme s'il sentait qu'il se trompait un peu avec celle-là.
Il ne manque donc pour l'essentiel qu'une chose à Hip Hop America : qu'il soit réécrit. Pas simplement actualisé, avec des noms importants comme Eminem, Lil Wayne ou Drake, ou qu'un chapitre soit ajouté, comme celui trop dense qu'il a inclus à la réédition de 2005. Non, cet ouvrage mérite d'être totalement refondu. Que Nelson George, s'il est toujours à l'écoute, si ça l'intéresse encore, nous fasse un nouveau diagnostic de la grande aventure du rap, au vu de ce qu'il est devenu.
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