Si vous ne savez toujours pas ce que le terme "culte" signifie, ou si vous en avez assez qu'il soit galvaudé à force d'être utilisé à tort et à travers par tout ce que la critique musicale compte de professionnels ou d'amateurs, il est peut-être temps de revenir à la fondamentale première compilation du Project Blowed.

COMPILATION - Project Blowed

Project Blowed :: 1995 :: acheter ce disque

Retraçons l'histoire. Non, pas l'histoire : le mythe.

A l'origine, il y avait la Freestyle Fellowship et son rap élastique et créatif, dont avaient témoigné leurs deux premiers albums. Seulement voilà, ils n'étaient pas les seuls à pratiquer cette musique en dehors des sentiers battus, ce hip-hop californien d'un autre type qui grandissait en marge du gangsta rap. Il était donc indispensable de révéler les nombreux artistes qui, comme eux, étalaient leur talent au micro lors des freestyles du Good Life Café. Ainsi, à l'initiative d'Aceyalone et d'Abstract Rude, à partir des démos de différents intervenants et avec le concours des gens de CVE, fut assemblée la compilation Project Blowed, tout d'abord sur cassette, en 1994, puis sur CD et double-vinyle, l'année d'après.

La suite, on la connait : la compilation est devenue une légende. Elle n'avait pourtant rien d'un vrai album, homogène et bien construit. Elle n'était pas non plus vraiment le manifeste d'un nouveau genre. Ses morceaux partageaient bien quelques points communs : leur liberté formelle, en décalage avec un hip-hop qui, à la même époque, traversait son âge classique, et surtout, cette virtuosité au micro, nourrie à l'improvisation, et marquée par une tendance prononcée à rapper vite, très vite. Mais pour l'essentiel, Project Blowed était une vraie compilation, avec ses scories, ses longueurs, ses défauts, et surtout, son incroyable diversité.

Certains titres étaient des vraies chansons, comme le monstrueux "Mixtapes" de The Nonce (présent uniquement sur la version vinyle, il n'apparaîtra pas sur toutes les rééditions CD), mais la plupart des autres témoignaient de l'esprit battle et freestyle du Good Life, par exemple le posse cut "Heavyweights Round 2", la suite d'un morceau du Inner City Griots de Freestyle Fellowship, qui sera décliné plus tard encore sur d'autres disques, notamment le P.A.I.N.T. d'Abstract Rude.

Ecouter la compilation dans sa longueur pouvait se montrer éprouvant, d'autant plus qu'en deuxième partie, elle s'essoufflait, notamment avec cet interminable "Maskaraid Part 1 & 2". Elle avait ce côté fourre-tout, ce manque criant d'homogénéité, dans les beats, comme dans la démarche et les postures, du côté mauvais garçons de CVE au rap "conscient" féministe de Figures of Speech. Le maître-mot de la compilation, c'était la diversité des styles, des flows, et même des sexes (pas mal de rappeuses figuraient en effet sur ce disque, Jyant et Eve de Figures Of Speech sur "Don't Get It Twisted", T-Love, Nefertiti, Medusa, Ko Ko sur "Heavyweights Round 2"). Diversité des musiques aussi, concoctées par une pléiade de producteurs, Fat Jack en tête, presque aussi nombreux que les MCs.

Lorsque l'on pense Project Blowed, ce sont les raps protéiformes des intervenants qui viennent d'abord à l'esprit, leurs phrasés plastiques et volubiles de fous furieux, et l'on néglige souvent la dimension strictement musicale. Pourtant, là aussi, c'était un véritable festival. Il y avait du jazz, bien sûr. Beaucoup. Mais du jazz chamboulé, free ("Jurassick", "Hot", "Once Upon a Freak", "Narcolepsy"), parfois même malsain, plutôt que les boucles propres, austères et coupées au cordeau du jazz rap new-yorkais. Du jazz dans l'esprit, plutôt que dans la lettre.

Mais en plus, on découvrait une relecture du "Pastime Paradise" de Stevie Wonder, plus stylée que celle proposée par Coolio à la même époque ("Solo Is So Low"), des titres dansants et funky ("Beautiful Day in the Neighborhood"), de vrais OVNI sonores ("Strength of A.T.U.", "Treble And Bass") et même des bruits très proches de cette drum 'n' bass alors tout juste naissante de l'autre côté de l'Atlantique ("What a Pity"). Et cette variété n'était pas qu'une question de d'influences et de samples, c'était aussi une question de ruptures et de rebondissements narratifs.

La postérité de la compilation Project Blowed, disait-on plus haut, on la connait. Mais rappelons-là tout de même, à tout hasard. Bien qu'aucun n'ait véritablement percé, certains de ces artistes seront signés sur des majors, ou ils feront carrière, comme Aceyalone en solo, Abstract Rude, Volume 10 (qui verra même l'un de ses titres repris par Rage Against the Machine), sans oublier d'autres pensionnaires réguliers du Good Life Café absents de cette compilation, Jurassic 5 par exemple.

Mieux encore, Aceyalone, Abstract Rude et les autres maintiendront vivant le Project Blowed. Ils en feront une entreprise, un label, ils sortiront une compilation anniversaire dix ans après, en 2005. Mais surtout, à la manière d'une chevalerie hip-hop, ils ne cesseront d'adouber de nouveaux MCs et de coopter une deuxième génération de Blowedians (Rifleman, Of Mexican Descent, Awol One et les Shape Shifters), une troisième (Busdriver, Subtitle, Cypha 7, Acid Reign) puis une quatrième (Open-Mike Eagle, Psychosiz, Dumbfoundead et leur Swim Team).

La postérité du Project Blowed va même bien au-delà de tous ces gens. Cette compilation a été et est toujours l'une des mamelles nourricières des scènes rap indé qui exploseront à la fin de la décennie 90, à égalité avec le rap dur et industriel de Company Flow. Non, au-delà même. Car alors que ces derniers gardaient quelque chose du classic rap new-yorkais, le Project Blowed était passé directement à l'étape supérieure. Avec sa diversité, ses expérimentations et son invraisemblable liberté formelle, il était le chainon manquant entre le rap artisanal et truculent des années 80 et l'underground hip-hop des années 2000.

What a pity, I'm living in New York City

Ainsi ironisaient CVE sur "What a Pity", citant un passage du "Poetry" de Boogie Down Productions. Et il est bien difficile de les démentir. En 1994 et 1995, dans les années de gloire du boom bap, du jazz rap et du hip-hop hardcore new-yorkais, c'est sans doute bien à Los Angeles, finalement, qu'il fallait absolument être.