Il y en a qui ont de la suite dans les idées. Dans les années 90, le critique anglais Barney Hoskyns avait entrepris un ambitieux projet avec son livre Waiting for the Sun : raconter, comme si cela était un tout, cinquante années de musique populaire à Los Angeles, du jazz au hip-hop, du country rock au punk hardcore. Un peu plus tard, avec Hotel California, un nouvel ouvrage, estimant sans doute qu'il n'avait pas assez creusé son sujet, il revenait plus en détail sur un moment clé de cette longue période : la décennie qui, de 1965 à 1976, avait vu s'épanouir en Californie une nouvelle race de musiciens pop, les singers-songwriters.
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Et il est vrai qu'il y en a, des choses à dire, sur cette époque et sur cette scène : Neil Young, Joni Mitchell, les Beach Boys, les Byrds, James Taylor, Linda Ronstadt, les Eagles, Graham Nash, Tom Waits, Randy Newman, sans oublier, côté business, des gens comme David Geffen. Tous n'étaient pas californiens, loin de là. Certains n'étaient même pas américains. Mais, attirés par le soleil et la vie de bohème, ils se sont retrouvés dans l'incroyable creuset qu'était la Californie de cette époque, et y sont devenus d'indétrônables (ou presque) références, pour le public, pour la critique, ou pour les deux. Et tous ces gens ne sont qu’une portion des innombrables groupes et artistes dont Barney Hoskyns nous conte ici la destinée.
Comme en témoignent les nombreux artistes que l'auteur a interviewés, le rock californien a été un moment unique de l'histoire de la musique, une période bénie, après laquelle le rock court toujours, 30 ou 40 ans plus tard, la source d'une grande nostalgie, pour ceux qui l'ont vécue, comme pour ceux qui ne l'ont pas connue. Car il n'a pas simplement été un gigantesque catalyseur de talents. Il a été le rock en général, son centre, son nœud, son sommet. Ce moment capital où les chanteurs sont devenus les acteurs de leurs chansons, où ils se sont employés à sortir des albums, et plus seulement des hits. La scène californienne a été à la fois la référence ultime et le repoussoir définitif, le maître-étalon, le modèle de toutes choses, ce père que l'on a d’abord voulu tuer (le punk et le post-punk), puis rebâtir, en en évitant les errements passés (le rock alternatif américain, le rock indé), et qu’enfin, on a voulu redécouvrir et réinvestir (la génération actuelle).
Raconter une histoire aussi capitale, aussi riche en personnages, en péripéties, en chefs d'oeuvre et en relations musicales, business, sexuelles ou affectives, était une gageure. Il n'y a qu'à jeter un œil au gribouillis que Hoskyns a voulu insérer au début de l'ouvrage, et qui représente graphiquement les alliances entre les 100 principaux acteurs de cette scène, pour en saisir l'effarante complexité.
Pourtant, l'auteur est parvenu à tout caser, ou presque. Et pour ce faire, il est allé vite, très vite. Pour traiter de son sujet en 245 pages chrono (sans compter le portrait de Judee Sill et une interview de lui-même, en annexe), il ne s'attache qu'aux faits, rien qu'aux faits. Pas de blabla, pas de considération intello sur la place du rock californien dans l'histoire de la musique ou de la société américaine, mais les multiples événements qui ont agité ce panier de crabes qu'a été la Californie d'alors, ces liens, ces amours, ces disputes, ces trahisons, et ces réconciliations, qui n'ont cessé de l'animer. Plus que de faire de l'Histoire, l'Anglais nous relate une, ou des, histoires. Et ce n'en est que plus passionnant.
S'il ne s’attache qu’aux faits, Hotel California est riche d'enseignements. Il dévoile les ressorts de la dérive rapide du rêve hippy dans la défonce et la débauche, puis dans l'égoïsme, dans le retrait du monde, dans une morgue toute aristocratique. Les raisons de ce gâchis sont claires : le succès rapide d’artistes trop jeunes, mal préparés pour le vivre avec recul ; l'effet pervers de l'argent ; l’omniprésence des drogues, destructrices de vies (l’alcool, l’héroïne) et de talents (la cocaïne).
Hoskyns montre aussi la mécanique complexe des grands acteurs de l'époque, sans pour autant s'adonner avec facilité à des jugements de valeur. Même s’il décrit les coups bas d’un David Geffen, il évite d’en faire l’archétype du businessman profiteur et salaud. Même s’il montre avec force comment un Neil Young surpassait tous ses pairs en talent et en perspicacité, il n’oublie pas de rappeler ses contradictions, ses petites manœuvres mesquines, son égo démesuré.
Hotel California met en scène de jeunes gens normaux, faillibles, humains. Et pourtant, cela reste de l’épopée, l'aventure passionnante d'une musique qui subira de profondes métamorphoses, des débuts folk rock, où les Byrds digéraient Dylan et les Beatles, au soft rock et à la musique nouveau riche de Fleetwood Mac et des Eagles, en passant par les accents country de Gene Clark et de Gram Parsons, et par la pose intimiste des singers-songwriters James Taylor et Carole King.
C’est le récit exaltant des grandeurs et des décadences de cette scène, de cet instant où le Los Angeles rock est devenu le centre du monde musical, à celui où il a été marginalisé par la montée en force des musiques noires, où il a été vilipendé, ringardisé et invalidé par le punk, sans pour autant que son souvenir ne s'efface, sans qu'il ne cesse de hanter les autres rocks qui apparaîtront à sa suite.
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