Rétrospectivement, passés les années et l'effet de surprise, nous savons dire pourquoi chacun des premiers albums du Wu-Tang Clan a été bon : Enter the 36 Chambers était un manifeste, Tical révélait une star en puissance, Only Built 4 Cuban Linx contenait des "Glaciers of Ice" et des "Ice Cream" d'anthologie, Liquid Swords était un album concept taillé au cordeau. Mais pour Return to the 36 Chambers, l'explication est moins évidente. Fait tout entier des élucubrations d'un clown alcoolique sur des sons parmi les plus bancals et rachitiques jamais produits par le RZA, il avait tout pour déplaire. Pourtant non. Cet album, comme tous ceux sortis par le Wu-Tang Clan en cette époque bénie, s'est montré rien moins que prodigieux.

OL' DIRTY BASTARD - Return to the 36 Chambers

Dans ces années 90 où le rap est le nouveau rock’n’roll, un rock’n’roll puissance dix, ODB est la rock star même, avec tout ce que cela compte de folie, de frasques (ces chassés-croisés avec la police, ces 13 gosses dont il peine à payer les pensions alimentaires...) et de jeux dangereux avec les stupéfiants et d’autodestruction. Un vrai gamin du ghetto, élevé par l’assistance publique, mais devenu icône. Avec in fine, histoire de consacrer le mythe, un décès tragique et prématuré. Mais avant que Russell Tyrone Jones ne devienne ce bouffon tragique abonné aux faits divers, avant même qu’il ne se lance auprès du très grand public par un duo avec une Mariah Carey en quête de street credibility, il y a l’essentiel, il y a déjà un disque fondamental.

Et pourtant, derrière cette pochette mémorable en forme de coupon d’alimentation et ce sous-titre approprié, The Dirty Version, c’est quoi, Return to the 36 Chambers, sinon le délire d’un paumé parvenu au dernier degré de l’ivrognerie, une suite d’associations d’idées, de propos libidineux et de grossièretés, digne de ces speeches délirants qu'entament parfois les clochards dans le métro ? Pour ne rien arranger, tout cela dure très, très, trop longtemps. Une heure, avec deux morceaux de trop à la fin, "Dirty Dancin’" et cet "Harlem World", hum, saoulant.

Qui plus est, ODB déclame ses divagations off-beat. Il ne rappe pas vraiment, et il se lance parfois dans des discours (cette longue intro qu’il achève en débitant des obscénités sur le ton d’un crooner...) ou des chantonnements ("Shimmy Shimmy Ya", "Drunk Game"). Et puis que dire du début de "Goin’ Down", où il s’amuse à sortir de sa gorge des bruits de gouttière ?

Quant aux beats, ils n’ont rien de flamboyant. Ils sont plutôt foutraques, quand ils ne tournent pas au grand n’importe quoi (le pot-pourri et le freestyle de "Brooklyn Zoo II"). Comme son nom l’indique, Return to the 36 Chambers s'inscrit dans la continuité du premier Wu-Tang, ses instrus sont dans la droite lignée de la production minimaliste, sombre, sale et guerrière d’Enter the 36 Chambers (écoutez donc "Cuttin’ Headz"), et à l’opposé des arrangements plus luxuriants que le RZA proposera à d’autres de ses compères. Toutefois, paradoxalement, c’est aussi l’un des albums qui doivent le moins aux beats du génial producteur du Clan. Ils sont certes excellents, comme tous les sons qu’il a conçus en ces années-là, mais maigres, faméliques, discrets, presque en retrait, éclipsées par le numéro de cirque du rappeur.

Et pourtant, quoi de supérieur à la petite boucle de piano étrange et percutante du tube "Shimmy Shimmy Ya", au beat incroyablement bancal de "Brooklyn Zoo", ou aux géniaux posse cuts "Raw Hide" et "Protect ya Neck II the Zoo" qui nous ramènent au temps d’Enter the 36 Chambers ? Quoi de meilleur, sinon un autre des albums de la cuvée 1995 du Wu-Tang Clan ?

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