C’est par une biographie de Nirvana sortie dès 1993 que le journaliste (Rolling Stone, Spin, Mojo, Revolver, The New-York Times, etc...) et musicien (The King of France, The LeeVees) Michael Azerrad s’est d’abord fait connaître comme écrivain. Ce Come As You Are, qu’il avait eu le bon goût de sortir avant que Kurt Cobain ne s’explose la cervelle, est rapidement devenu un livre de référence, si bien qu’il persévéra, et qu’il en livra quelques années plus tard une sorte de complément, un prequel, un livre, plus passionant encore, qui revenait en détail sur les années qui avaient précédé l’explosion du grunge, et au-delà, de tout l’indie rock américain.

MICHAEL AZERRAD - Our Band Could Be Your Life

Little, Brown & Company :: 2001 :: acheter ce livre

Our Band Could Be Your Life, un titre piqué à une chanson des Minutemen, se penche sur l’histoire du rock alternatif américain des années 80. Après avoir interviewé plusieurs acteurs clés de cette scène et relu des dizaines de fanzines de l’époque, l’auteur revient sur cette longue période où, sur les cendres du mouvement punk, une scène musicale parallèle s’est patiemment construite aux Etats-Unis, au point de mailler tout le pays et de devenir si gigantesque, en termes de taille, de couverture, de diversité et de qualité artistique, qu’elle ne pouvait plus être ignorée des médias, de l’industrie du disque et du grand public.

Ce livre peut être lu comme un long prologue au succès gigantesque de Nirvana, comme un long crescendo avant l’explosion finale. Mais il est aussi une postface à l’histoire du punk originel, celui des années 70. Il répond à la question suivante : qu’est devenu le punk après qu’il ait été déclaré mort ? Et en cela, il est à lire en regard et en complément du Rip it Up and Start Again de Simon Reynolds.

Les deux livres nous relatent en effet les péripéties de l’après-punk. Mais tandis que l’Anglais nous raconte ce qu’il s’est passé dans son propre pays, dans cette enclave européenne aux US qu’est New-York (et plus généralement chez tous les branchés de la Terre), Azerrad nous parle de ce que le punk est devenu dans la vraie Amérique, celle des provinces, des ploucs, des prolos et des classes moyennes. Et les deux histoires, sans surprise, ont été sensiblement différentes.

En 1980, le punk était mort depuis longtemps. Les Anglais le savaient fort bien, l'ayant eux-mêmes décrété, et s’étant lancés dans une quête frénétique de genres et de mouvements inédits, cherchant, en s’inspirant des sons européens ou black, à dépasser le rock, cette musique blanche américaine. Mais pendant ce temps, ignorant tout de son avis de décès, cette même Amérique blanche découvrait à son tour le punk rock, sur le tard, et elle se l’appropriait à sa façon.

Le post-punk anglais cherchait à devancer le futur, et pour cela il choyait les synthétiseurs. Mais le punk américain, devenu le hardcore, ferait le chemin inverse en restant fidèle aux guitares, en se réconciliant avec l'ennemi héréditaire metal (le Black Flag de la fin, Mudhoney et la scène de Seattle), en redécouvrant le classic rock (les Replacements), la country (les Meat Puppets) ou le rock psyché (Hüsker Dü), en cherchant à retrouver les idéaux des années 60, mais sans les trahir ni les dévoyer comme l’avaient fait leurs prédécesseurs. Thurston Moore le disait (p. 7), mettant fin avec perspicacité à un antagonisme bien artificiel : ce punk-là n’était finalement qu’un autre mouvement hippy, le nihilisme en plus.

Le contraste entre le post-punk anglais et l’indie rock américain a des racines profondément sociologiques et culturelles, comme Michael Azerrad et Simon Reynolds le précisent dans chacun de leurs ouvrages respectifs. Au mouvement élitiste, cultivé et branché qu’est le premier s’opposent, dans les premières années au moins, la camaraderie mâle et l’imagerie prolétaire du second, rempli d’Américains outrageusement jeunes, des nerds pour beaucoup (Greg Ginn de Back Flag, D. Boon et Mike Watt des Minutemen), qui, même si Gang of Four et Wire sont des modèles, n'apprécient pas les poses de garçons coiffeurs de leurs cousins d’Angleterre ; ou qui sont humiliés par un John Lydon méprisant et odieux, le grand jour où leur est demandé d’assurer la première partie de PIL (les Minutemen, Mission of Burma et Minor Threat souffriront tous de ce traitement, avant que Mudhoney ne les venge avec panache quelques années plus tard).

Cette opposition entre une Grande-Bretagne branchée et une Amérique de bûcherons se retrouve dans la façon même dont chaque livre aborde son sujet. Alors que Reynolds théorise, et que les groupes qu’il cite viennent à l’appui de thèses sur l’évolution de la musique, sur les différences sociales, sur l’histoire ou sur la politique, Azerrad opte pour la démarche inverse. Son ouvrage est riche en considérations et enseignements sur la société américaine de l’époque, il rappelle combien l’indie rock a été une réaction à l’ère Reagan. Mais l'auteur est d’abord un storyteller, et sur un ton presque hollywoodien, il nous raconte l’aventure héroïque de braves garçons américains qui vont révolutionner la musique populaire.

Alors que les ouvrages de Reynolds sont organisés par thèmes ou par scènes, celui d’Azerrad, bien plus factuel, est une suite de biographies. Après une courte préface, avant une conclusion tout aussi concise, il nous retrace la carrière de 13 groupes fondamentaux et représentatifs de cette immense scène née dans les années 80, il le fait quasiment sur le mode du roman, avec des anecdotes, de nombreux passages humoristiques (la réaction paniquée des braillards de Black Flag devant l’attitude de punks européens infiniment plus trash qu’eux, ce brave Gibby Haines des Butthole Surfers qui vient placer son sexe sur la valise de l’ex-président Carter…) et ses épisodes tragiques (la mort de D. Boon des Minutemen).

Chaque histoire contée dans Our Band Could Be our Life est distincte des autres. Mais, placées à la file, elles retracent une épopée plus vaste, qui commence avec les pionniers (Black Flag et le réseau national monté par le label SST ; les Minutemen où l’irruption des gens normaux dans le rock ; Mission of Burma pour la frange la plus arty du mouvement ; Minor Threat, Washington et le mouvement straight edge), se poursuit avec des groupes qui assument l’héritage musical du rock et commencent à percer (Hüsker Dü, Replacements) et par d’autres plus âgés qui crédibiliseront le genre auprès d’un public plus branché et cultivé (Sonic Youth, Butthole Surfers, Big Black), avant qu’une nouvelle génération ne diversifie les styles portés par l’indie, étendant son influence Outre-Atlantique (les fondements de la noise, du shoegazing et du slacker rock avec Dinosaur Jr ; les prémices du math-rock et de la fusion funk hardcore avec Fugazi ; le grunge avec Mudhoney ; la twee pop, la lo-fi et les premiers pas des riot grrrls avec Beat Happening).

Aussi, cette épopée se montre pétrie de valeurs américaines, elle fleure à plein nez l’éthique protestante. Chaque histoire contée par Michael Azerrad fait plus ou moins explicitement l’éloge du self-made man, du petit entrepreneur, et surtout du dur labeur, tant chaque artiste indé, même les plus slackers, même les musiciens les plus amateurs, s’avèrent de véritables bourreaux de travail capables, à l’instar de Greg Ginn, d’imposer des rythmes de folie à ses complices.

L’aventure du rock indé américain est une histoire chrétienne. Elle nous parle de rédemption, au bout d'un chemin long, tortueux et douloureux. Seul un esprit de sacrifice et une croyance tenace en ce qu'ils font permettent à tous ces groupes de jouer devant des publics clairsemés et hostiles, qui parfois les agressent et leur crachent dessus, de partir pour de longues virées en van dans la promiscuité et les odeurs de sueur, de dormir à même le sol et dans la pisse de chat, dans des squats ou des appartement insanes. Enfin, inutile de citer le puritanisme straight edge d’un Ian MacKaye, lui-même issu d’une communauté religieuse progressiste, pour souligner encore les forts relents de christianisme des idées indie rock.

Cette scène a été si prolifique que la décrire par treize groupes seulement, aussi essentiels aient-ils été, pourrait paraître parcellaire. Azerrad s’excuse d'ailleurs de faire l’impasse sur quelques uns, notamment le plus notoire, REM, parce qu’il n'était peut-être pas un pur produit de la scène indé. Cependant, même si aucun chapitre ne leur est consacré, ces mêmes REM, les Dead Kens, les Meat Puppets, les Pixies, Nirvana bien sûr, et des dizaines d’autres, sont largement cités tout au long de l’ouvrage, de même que les labels Touch & Go, Dischord ou Homestead. L’histoire de Black Flag, par exemple, est aussi celle du label SST, le passage sur Fugazi permet de revenir sur Rites of Spring et sur l’emo-core, et le chapitre sur Mudhoney parle autant de Sub Pop et de Seattle que du groupe lui-même.

Aussi, même s’il nous raconte une joile histoire, Michael Azerrad ne nous en cache pas les parts d’ombre. Tous les personnages dont il nous retrace l’histoire, Greg Ginn et J Mascis par exemple, n’apparaissent pas toujours sous un jour favorable. Coups bas, petites lâchetés et chantage affectif ont souvent été le quotidien de cette scène. Il montre aussi à quel point l’explosion finale du rock indé ne doit rien au hasard. Même si le succès de Nirvana a pris des proportions inespérées, il a été préparé de longue date, par exemple par les manœuvres de Bruce Pavitt, qui a très bien su manipuler l’influente presse musicale anglaise, en présentant mensongèrement Mudhoney et les groupes de son label Sub Pop comme les artistes prolos américains que les journalistes britanniques rêvaient de rencontrer.

Eclairant sur les stratégies de carrière, des uns et des autres. Michael Azerrad montre aussi, sans nier quoi que ce soit du talent musical du groupe, comment Sonic Youth a manœuvré pour construire son statut de parrain de l’indé américain. Plus âgés que les autres artistes de cette scène, plus au fait de l'histoire du rock et de ses échecs, ils se montreront fins stratèges. L'auteur présente ainsi leur passage chez SST comme un marché, comme un moyen de rajeunir leur image et de bénéficier de l'incroyable réseau créé par Greg Ginn et les siens, pendant que ces derniers, jeunes balourds californiens, se voyaient anoblis par les très arty vétérans de la scène no wave. Même chose quand Thurston Moore et les siens assureront les premières parties de Neil Young. Pendant qu'ils se populariseront au contact d'un monument du rock à papa, celui-ci peaufinera son image de grand-père de la scène alternative, se préparant une nouvelle jeunesse.

Et au final, tout cela a payé. Nevermind est sorti chez Geffen, et son succès a dépassé les espérances les plus folles. Si l'on excepte quelques dommages collatéraux (le suicide de Cobain, cet autre Christ), tout finit donc bien. Et c’est en cela encore qu’il s’agit d’une histoire américaine, même si la réaction n’a pas été la même d’un groupe ou d’un artiste à l’autre : stupéfaction chez Ian MacKaye, rancœur chez Lou Barlow qui, croisant J Mascis après le succès de Nirvana, lui adressera sur le ton du reproche un "tu as vu, ça aurait pu être nous !", bienveillance pour le leader de Dinosaur Jr qui déclarera, débonnaire, "au moins, maintenant, on peut entendre des trucs potables à la radio". La victoire était au bout de ce long parcours, même si Azerrad, nostalgique, lui trouve un goût amer :

So yes, we won: indie rock was well established, and musicians could now earn a decent living making music even for fairly specialized audiences. And yet the vitality of the music and the community was severely diminished. The revolution had been largely successful, but as it turned out, the struggle was much more fun than the victory. (p. 499)

La conclusion est plus heureuse qu'avec Rip It Up and Start Again, où un Reynolds amer regrettait que la révolution post-punk ait été vite close par des Smiths ou des Jesus & Mary Chain revivalistes, où il reprochait aux artistes contemporains qui redécouvrent le post-punk d’être moins audacieux que leurs aînés.

Mais lus à la suite, ces deux livres apportent une leçon identique : ils montrent que dans la révolution punk de 1977, ce n’était pas la musique qui comptait. De l’Atlantique au Pacifique, tous ceux qu’elle a générés ont vite fait de la bâtardiser ou de s’en émanciper. Non, ce qui comptait dans le punk, c’était l’irruption du do-it-yourself, c’était cette étape essentielle entre le moment où un Bob Dylan à la voix de canard et laid comme un pou est devenu le porte-parole de sa génération, et l’époque, aujourd’hui, où Internet brouille les frontières entre amateurisme et professionnalisme dans la musique. Ce qui a compté avec le punk, c’est cet effet désinhibant, cette conviction, soudainement répandue, que n’importe quel groupe pouvait avoir quelque chose à dire ; que, oui, "our band could be your life".