Habituellement, vers quoi se tourne un rockeur vieillissant, au crépuscule de sa carrière ? Il se penche sur une existence faite d’abus et de fracas, il livre ses états d’âme avec la sagesse de l’adulte et du rebelle revenu de tout, de celui qui a vécu. Bref, il fait du blues. Mark Lanegan, cependant, n’a pas attendu le poids de l’âge pour se lancer dans cette entreprise. Sa carrière de bluesman dépressif et vanné, il l’a menée très tôt, en parallèle, dans l’ombre de ses prestations en tant que frontman des Screaming Trees, puis de contributeur des Queens of the Stone Age.

MARK LANEGAN - Scraps at Midnight

Au milieu des années 2000, cependant, l'album Bubblegum et la collaboration de Lanegan avec Isobel Campbell ont projeté une lumière nouvelle sur son œuvre solo, et rappelé qu’elle valait assurément davantage que ses travaux plus grand public. Plutôt que The Winding Sheet, un premier projet à moitié raté, c'est le plus souvent ce Whiskey for the Holy Ghost sorti au tout début de 1994, que l'on cite comme première preuve de l'excellence de cette entreprise solitaire. Mais l'album sorti quatre ans après, Scraps at Midnight, vaut tout autant le détour.

C’est qu’en 1998, le chanteur vit une époque charnière. Après plusieurs fausses ruptures, des Screaming Trees en pleine déliquescence rock'n'roll (mésentente, drogue, tout ça...) ont fini par se désagréger pour de bon, laissant Lanegan seul avec lui-même et les fantômes de ses amis, dont Kurt Cobain, avec lequel il avait autrefois envisagé une carrière parallèle. Rien d'étonnant, donc, si on y entend un chanteur du fond d'un trou. Le ton est donné dès le début de Scraps at Midnight, avec la guitare western de cet "Hospital Roll Call" dont les paroles se résument à un seul mot, "sixteen", répété sans cesse, en fait le numéro de la chambre occupé par Lanegan lors de son dernier séjour en réhab'. Pas joyeux joyeux, donc. Et le reste ne l'est guère plus.

Avec sa voix de baryton éraillée, sur un rock bluesy et sans âge, tantôt électrique, tantôt acoustique, et sobrement accompagné ici d'un piano, là d'un saxophone, Lanegan exprime ses sentiments de vide, de perte, de chute et de temps gaspillé sur "Hotel", il parle de fuites et de fautes inavouables sur "Waiting On A Train", et de sa quête d'échappatoires sur le superbe "Praying Ground". Cependant, il ne force pas le trait. "Livin's not hard, it's just not easy", nuance-il. Au-delà de cette noirceur, il nous livre des solutions simples, quoique fugaces, aux problèmes de la vie : l'amour ("Stay"), la jouissance pleine de rares et brefs instants de quiétude ("Bell Black Ocean", un magnifique "Last One In The World"), et les deux à la fois, quand l'être cher auquel le chanteur s'adresse sur "Because of This", une apothéose psychédélique soutenue par un air oriental joué au synthé, accepte de l'arracher aux vicissitudes du monde.

You take me back to the place where I cease to exist
To find in your kiss
Something I've missed
You burn away my disguise
And the heavens fall
Because of this

Comme d'autres disques à l'époque, Scraps at Midnight montre un post-grunge soucieux de remonter aux sources et d'aborder comme autrefois les thèmes de l'inconfort existentiel, de la détresse et de la fuite. Mais celui-ci, avec les puissants "Hotel", "Praying Ground", "Bell Black Ocean", "Waiting On A Train" et "Last One In The World", s'acquitte superbement de la tâche.