A History of the Hip-Hop Generation. Il faut lire attentivement le sous-titre du bouquin de Jeff Chang, car il est clair et révélateur. Can't Stop Won't Stop, en effet, n'est pas l'histoire de la musique rap. Il n'est pas non plus celle de la culture hip-hop, celle des quatre éléments, deejaying, emceeing, b-boying et graf. Il est bel et bien celle de la génération hip-hop, de l'avènement d'une nouvelle classe d'âge, aux Etats-Unis et ailleurs, plus urbaine, plus métissée que la précédente, porteuse d'autres valeurs et modes d'action, et dont le rap n'est que l'étendard.

JEFF CHANG - Can't Stop Won't Stop

Picador :: 2005 :: cantstopwontstop.com
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Journaliste et critique musical, co-fondateur de Solesides, l'un des labels les plus arty de l'histoire du rap, Jeff Chang aurait dû, en toute logique, retracer l'évolution des genres et des formes qui composent le rap, les catégoriser, les replacer dans leur contexte, se livrer à une savante cartographie des styles et des influences, se concentrer sur l'esthétique du hip-hop. Mais ce n’est pas l’option qu’il a choisie.

Parce qu’il vient lui-même de cette jeunesse urbaine et colorée, Chang a préféré raconter l’émergence de cette nouvelle Amérique, de ses drames, de ses rêves. Sur la première moitié du livre, il s’intéresse aux conditions de la naissance du rap, décrivant avec une précision parfois inouïe les faits et gestes de Kool Herc, Grandmaster Flash et Afrika Bambaataa, pères fondateurs de la nation hip-hop. Mais ensuite, la perspective change : le contexte social n’est plus cité pour expliquer comment est apparu le rap ; il devient le sujet principal de l’ouvrage.

Jeff Chang ne se penche que superficiellement sur le rap d'après les années 80, pourtant son heure de gloire. Il se concentre sur quelques artistes, ceux qui ont eu un impact politique et social, ceux qui ont fait les gros titres des journaux, comme Public Enemy et Ice Cube. Puis il se désintéresse quasiment du rap, noircissant des pages et des pages sur le problème racial dans l'Amérique des années 80 et 90. A force, à le lire, on a presque le sentiment que l’aboutissement du hip-hop, la fin de son histoire, ou son apothéose, c’était les émeutes de 1992 à Los Angeles, décrites au jour le jour avec un grand luxe de détails. Avec Chang, on en saurait presque à quelle heure exacte Rodney King prenait son premier café chaque matin…

Ce parti-pris ne poserait aucun problème, si ce livre ultra-documenté, trop sans doute, ne souffrait pas de deux défauts : d’abord, même si Jeff Chang sait parfois mettre son sujet en perspective (l’admirable chapitre intitulé "New World Order"), il verse trop souvent dans l’histoire événementielle, dans la grande, et mauvaise, tradition américaine, privilégiant les faits sur l’analyse ; ensuite, son livre manque d’idées force et de fil directeur. Il semble changer de projet en cours de route (finalement, parlons de ce que le hip-hop nous dit de l’Amérique, plutôt que du hip-hop en lui-même), et chaque chapitre, surtout vers la fin, est une sorte de petit livre en lui-même, peu connecté au précédent, sinon par la chronologie.

Voilà pour les faiblesses. Mais Can't Stop Won't Stop a aussi des qualités. La première, c’est de démonter ce que pensent les idéologues du hip-hop, certains adeptes qui considèrent qu’il repose sur des principes immuables. En parcourant 30 ans de hip-hop, Jeff Chang démontre combien le genre est maléable, combien son contenu à évolué, combien il est animé par des tensions et des messages contradictoires. Il rappelle par exemple cette constance confrontation entre un rap arty, ludique et irénique, et cet autre, ancré dans le ghetto, fait de noirceur et de chroniques sociales, un contraste qui opposait déjà deux grands singles des premiers temps, "Planet Rock" et "The Message", et qui n'a cessé de se perpétuer.

Même leçon quand il montre que l’association des quatre éléments n’est pas toujours allée de soi. Il s’est passé du temps avant que le graf, la danse et la musique hip-hop ne s’allient, et l’union n’a jamais été totale ni parfaite. Chang cite par exemple des grapheurs qui n’entendaient rien au rap, et qui rechignaient à se voir associés à cette musique. Il reconnait tout de même une philosophie commune aux divers constituants du hip-hop : tous sont animés par une culture de la performance, de l’exploit et de la confrontation ; du jeu en somme. Ce qui les intéresse, ce n’est pas l’art, l’œuvre, la beauté, c'est se montrer le plus habile : tagger les endroits les plus risqués, se lancer dans les chorégraphies les plus acrobatiques, suer tous son sang sur ses platines, tuer les autres au micro.

Chang explore d'autres pistes intéressantes, les trop rares fois où il replace le hip-hop dans l’histoire des musiques populaires. Par exemple, dans le chapitre qu’il consacre au magazine The Source et à la médiatisation du rap, il rappelle que le genre a annoncé le fractionnement des goûts et des publics survenu avec la fin des grands médias nationaux, un mouvement qui a commencé avec la libéralisation des radios, et qui s’est encore amplifié, grâce ou à cause d’Internet :

What the country thought were mere niche markets – country, metal and rap – were in fact the biggest things going. (…). The emerging niche model favored fluid, proliferating, self-organizing grass-roots undergrounds with tiny economies of scale and their passionate, defensive audiences that always seem caught between discovery and preservation, boosterism and insularity. (p. 416)

La fragmentation se poursuivra plus loin, touchant le hip-hop à son tour, qui se structurera en micro-genres. Jeff Chang cite l'exemple de la vague conscious rap de la fin des années 90. Elle était apparue en réaction au rap nihiliste, jiggy et/ou matérialiste de l’époque. Mais au lieu d’être une révolution, comme le punk l’avait été pour le rock, elle n’était qu’un autre hip-hop qui se juxtaposait à celui qui dominait les principaux médias, sans le rénover ni l’influencer significativement :

Just as brands developed their niches, each niche, in turn, came with its own set of brands. “Political rap” was defanged as “conscious rap” and retooled as an alternative hip-hop lifestyle. Instead of drinking Alizé, you drank Sprite. Instead of Versace, you wore Ecko. Instead of Jay-Z, you dug the Roots. Teen rap, party rap, gangsta rap, political rap – at the dawn of hip-hop journalism these tags were just a music critic’s game. Now they had literally become serious business. (pp. 447/448)

Un autre passage passionnant est celui où Jeff Chang compare les destinées parallèles du hip-hop de New-York et du go-go de Washington. A l’origine, les deux genres étaient comparables : deux sous-cultures urbaines locales, deux musiques nées au même moment, dérivées du funk et portées par la communauté noire. Cependant, sans doute parce qu’à la fin des années 70 New-York était la capitale de la musique (le punk, c’était là, le disco, aussi), l’industrie a été mise en contact avec le hip-hop, elle y a cru, elle y a investi, l’incitant, pour des motifs commerciaux, à se lancer dans une incessante métamorphose et à se rendre intelligible au-delà du seul Bronx. Alors que pendant ce temps, pour le go-go :

Making records and three-minute hit singles, the thing the music industry was most concerned with, was an afterthought. Economics partly explain why, after the 1980s, hip-hop went global and go-go remained local. (p. 409)

Il y a donc de la matière dans Can't Stop Won't Stop. Ce livre mérite l'accueil très favorable qu’il a reçu au moment de sa sortie. Soyez juste prévenus qu’il ne s’agit pas d'une histoire complète et véritable de la musique hip-hop. Et que celle-ci, si on la veut traitée avec le sérieux et le talent de Jeff Chang, reste encore à écrire.