Zero Books :: 2009 :: acheter ce livre

Ce n’est pas qu’il élude la question. A lire attentivement ce livre nommé d’après le meilleur album des Talking Heads, ce journaliste culturel qu’est David Stubbs, collaborateur régulier de The Wire, touche du doigt les bonnes réponses. Il avance ici ou là des explications convaincantes aux fortunes divergentes de ces deux arts.

Par exemple, quand il retrace l’histoire des velléités expérimentales dans la musique populaire, quand il insiste sur l’importance d’un mouvement comme Fluxus, ou sur la forte présence des étudiants d’art dans la pop, il montre que les frontières étaient poreuses entre celle-ci, la musique contemporaine et les franges les plus avant-gardistes du jazz. Et si, en fait, la musique contemporaine avait séduit les foules pour de bon, mais sous une forme bâtarde, par l’intermédiaire d’autres genres ? Après tout, le Velvet Underground, Can et Kraftwerk, trois des groupes les plus influents de l’histoire du rock (au sens large), ne comptaient-ils pas parmi leurs membres des gens passés par la musique contemporaine ?

Une autre explication, survolée par l’auteur, tient à la promotion et à la visibilité de ces disciplines. Il note que plusieurs figures des arts graphiques auront migré à New-York, nouvelle capitale mondiale des arts, et qu’ils bénéficieront dans l’Après-guerre de la puissance culturelle hégémonique de l’Amérique. Alors que les compositeurs contemporains, restés pour beaucoup dans la vieille Europe, déconsidérée, grise et en déclin, resteront loin des feux des projecteurs.

Aussi, Stubbs conteste le parallélisme entre ces deux arts. Ils ne seraient pas comparables, le passage de la peinture ou de la sculpture à l’abstraction ne serait pas de même nature que l'évolution de la musique vers l'atonalité. D’ailleurs, dès le départ, bien avant les ambitions avant-gardistes du XXème siècle, la musique n’était-elle pas déjà, fondamentalement, intrinsèquement, un art abstrait ?

Autre réponse possible : le rapport du "consommateur" à l’œuvre ne serait pas le même selon qu’il aurait affaire à une peinture, à une sculpture, ou à de la musique. L’ouïe n’est pas la vue, l’oreille ne fonctionne pas comme l’œil. La musique aurait un côté plus impactant, plus impliquant, qui rendrait délicat l’adhésion du public à une œuvre radicale. Après tout, aujourd'hui encore, en Irak ou ailleurs, on torture des gens avec de la musique ; pas avec des tableaux.

Ce qui amène à l'ultime hypothèse, selon laquelle le succès de l’art moderne serait un faux-semblant, qu’il serait éminemment superficiel. Les gens se bousculeraient dans les expositions de Rothko pour la même raison qu’ils iraient voir La Joconde au Louvre. Pour le geste, pour la satisfaction quasi religieuse d’avoir pu approcher l'oeuvre du génie, comme on se pressait autrefois dans des églises pour toucher des reliques. Ou encore, comme le montre le mécénat de nombreuses entreprises, il serait un outil de légitimation du capitalisme. Mais en aucun cas, les gens y chercheraient le même type de plaisir ou la même expérience qu’avec la musique.

Toutes ces explications sont intéressantes et valides. Le gros problème, c’est que l’auteur ne les avance jamais avec clarté et conviction, c’est qu’il ne défend pas de vraies thèses, et qu’il ne les hiérarchise pas ses idées. Au commencement, son livre était l’article d’un blog, qu’il a jugé digne d’enrichir et de coucher sur papier. Malheureusement, Fear of Music porte encore les traces de cette origine. C’est un livre brouillon, un texte journalistique sans structure où l’on passe d’une idée à l’autre, du coq à l’âne, et qui n'a jamais la forme d’une démonstration rigoureuse.

Des tonnes de références intéressantes sont notées, mais elles relèvent avant tout du name dropping de diner en ville, l’auteur n’en détaillant jamais les sources. David Stubbs, pourtant, est un ancien étudiant d’Oxford. N’apprend-on plus à structurer une argumentation dans cette prestigieuse université anglaise ?

A mesure qu’on parcourt l’ouvrage, une impression étrange s’installe : celle que le projet caché de Stubbs n’était pas vraiment de répondre à la question posée, mais de résumer et de consolider la vulgate développée tout au long de son existence par The Wire, de proposer à ses abonnés une sorte de synthèse, un "Petit Livre Mauve". L’auteur nous prévient d’ailleurs au tout début : tout ce qui suivra sera familier aux lecteurs du magazine. Et de fait, il cite quasiment tout le panthéon musical de la revue, il livre sur plus de la moitié de son ouvrage une histoire de la musique qui reprend les partis-pris, l’approche musicale, l’idéologie, de The Wire.

Et d’ailleurs, pourquoi pas ? Mais ce qui est gênant, c’est que le livre ne rend pas tout à fait justice au magazine, il n’en restitue ni la complexité, ni la diversité. Au contraire, on croirait lire ici la prose du lecteur de base, pas l’avis d’un éminent journaliste, mais celui, maladroit, impersonnel, de l’abonné naïf, sans recul et trop content d’avoir découvert avec le The Wire une mine inépuisable de "musique pas comme les autres". On en arrive à des excès, à des passages caricaturaux comme celui où Stubbs établit une distinction douteuse et pas si pertinente entre deux types de groupes rock, ceux qui s’inscriraient dans une tradition de grandeur, de magnificence, d’élégie, et ceux qui chercheraient à en bousculer les habitudes.

En toute fin de livre, dans l’un de ses moments les plus intéressants, quand David Stubbs aborde la question première, celle de la fonction des musiques expérimentales et iconoclastes, il livre quelques anecdotes biographiques. Sur le mode de l’autodérision, il se montre, autrefois, sous les traits d’un étudiant convaincu que l’on pourrait s’élever et élever les autres par l’art. Malheureusement, et cela est cruel, son bouquin donne l’impression que son auteur n’a pas beaucoup évolué depuis dans sa posture de prosélyte naïf et béat.

Fear of Music aura peu d’intérêt pour les abonnés à The Wire, David Stubbs lui-même l'admet ; mais ce sera la même chose pour les autres, malheureusement. Compte-tenu du côté superficiel et mal ficelé de son argumentation, on leur conseillera plutôt d’aller directement puiser à la source, dans les articles du magazine qui, nombreux, tournent grosso modo autour des mêmes sujets.