Voici, assurément, l'un des disques les plus bizarres et les plus singuliers que le hip-hop ait jamais conçu. Imaginez donc un posse cut de deux heures, où une cohorte interminable de rappeurs plus déglingués les uns que les autres déclament à n'en plus finir une suite sans queue ni tête de blagues potaches, d'égo-trips inédits et de considérations délirantes sur les dinosaures, les pyramides et les Martiens.

THE SHAPE SHIFTERS - Know Future

Imaginez encore des beats enchainés de façon implacable sur un rythme mid-tempo, une suite de boucles atmosphériques dépourvues de groove, mais parcourues de sons parasites et psychés façon film de science-fiction de série Z, et des titres aux styles si similaires qu'il n'est plus possible d'en distinguer un des autres (si ce n'est l'anomalie "Gen. X Dot All", passage heavy metal incongru en fin du second CD).

Bref, avec un tel programme, il y a de quoi frémir.

Cependant, cette collection de titres enregistrés de 93 à 99 tient la route, par la seule force de ses intervenants, tous charismatiques, tous singuliers, tous amenés dans les années à venir à marquer le West Coast Underground et la sémillante scène rap indé de leurs nombreux projets solo ou collectifs.

Ces rappeurs donc, formant cet ensemble à géométrie variable que resteront les Shape Shifters, des héritiers du Project Blowed en ces années 2000, ce sont Life Rexall, Radioinactive, Existereo, Matré, 2Mex, Awol One, et bien d'autres si nombreux qu'on les oublie. Et puis bien sûr Circus, le plus génial des mauvais rappeurs, l'inspirateur de cet album qui porte la marque de sa production, de son humour décalé ("lesbian serial killers could help reduce the population", ce genre de choses...) et de ses élucubrations conspirationnistes, sans oublier quelques invités comme The Pedestrian, Sole, Sixtoo et Buck 65, tous plus ou moins liés à Anticon, et venus partager ici quelques minutes de ce délire.

Vous vous souvenez de vos premiers émois d'adolescents ? Quand vous découvriez des musiques que ne comprenaient ni votre mère, ni les nases de votre classe, pendant que vous, sincèrement, vous adoriez ? Vous vous rappelez de la sensation grisante que vous aviez alors expérimentée ? Eh bien avec Know Future, ça recommence, c'est exactement pareil.

Sauf qu'avec ce disque, ce ne sont plus seulement vos parents et vos camarades de classe qui font la gueule. Ce sont vos voisins, ce sont vos gosses, ce sont les puristes hip-hop accrocs au boom bap, ce sont les rockeurs snobs à la con qui ont découvert le rap dans Les Inrocks ou The Wire, tous ces gens influençables et écrasés sous le poids des conventions, quoique persuadés du contraire, et qui ne comprennent pas, qui sont incapables d'observer les choses depuis la planète Mars, comme les Shape Shifters prétendent le faire sur ce Know Future, sur cet album improbable et éprouvant qu'il est impossible d'écouter d'une seule traite, mais qu'il est inimaginable de goûter autrement que de bout en bout.

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