Energy Flash, long ouvrage très fouillé sur l'histoire de la rave culture, a été rédigé par Simon Reynolds plusieurs années avant Rip It Up and Start Again, son livre de référence sur le post-punk. Pourtant, il est presque normal de le lire après. En tout premier lieu, parce qu'il en est presque la suite. L'essor de la house et de la techno a en effet suivi de peu la new wave, et nombre de ses acteurs ont été d'anciens punks. La raison, c'est que l'explosion des musiques électroniques concrétisait en quelque sorte le projet post-punk, elle marquait l'avènement d'une musique au-delà du rock, d'un ultime funk blanc, d'un genre en perpétuelle évolution.

SIMON REYNOLDS - Energy Flash

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Autre motivation pour lire Energy Flash dans la continuité de l'autre livre : le format et le mode de traitement sont grosso modo les mêmes. A chaque mouvement majeur (techno de Detroit, garage, acid house, rock de Madchester, intelligent techno, drum'n'bass, gabber, trance, trip hop, big beat et j'en passe), Simon Reynolds dédie un chapitre. La principale différence, c'est son propos, parfois plus complexe, et ses références, plus nombreuses et difficiles à suivre. L'histoire du post-punk, ou du rock en général, peut facilement s'articuler autour de quelques albums et artistes phares. Mais les choses sont moins simples pour la rave culture, marquée par l'anonymat des DJs et par la jungle des white labels.

Dans ce livre également, Reynolds cherche à apporter du sens. Se servant de ce qu'il lui reste de ses études d'Histoire à l'université d'Oxford, il s'interroge sur les conditions d'émergence de chaque genre, il explique leurs rapports à tel ou tel sexe, drogue ou région, il s'interroge sur les logiques de classe qui dictent les oppositions entre les multiples scènes et moments de la musique électronique. L'auteur va jusqu'à consacrer des chapitres entiers à tel sujet de fond, comme le phénomène des radios pirate, comme les fondements du sampling et du remix, ou encore comme l'ecstasy, cette drogue sans laquelle rien n'aurait été possible.

Une autre raison de ne se pencher qu'aujourd'hui sur Energy Flash, c'est que Reynolds vient d'en livrer une version revue, corrigée et augmentée, pour célébrer les vingt ans de l'explosion acid house. Quelques erreurs ont été rectifiées (mais pas toutes, les habitués de notre site s'amuseront page 492 d'une confusion entre MC Ren et Mr. Len, quand il est question de la collaboration entre Armand Van Helden et le DJ de Company Flow), et surtout, de nouveaux chapitres ont été ajoutés, traitant des genres apparus depuis la première publication du livre il y a 10 ans, UK garage, house filtrée, electro-clash, microhouse, breakcore, grime ou dubstep, et révisant quelques uns des avis proférés dans la première édition.

Car des avis, il y en a. D'emblée, de façon forte, Simon Reynolds affirme combien est personnelle sa lecture du mouvement rave. Cette subjectivité était également de mise avec Rip It Up.... Allant au-delà de la signification originelle du terme post-punk, l'auteur finissait par y mettre tout ce qui l'avait interpelé et plu dans l'histoire compliquée du punk et de la new-wave, prolongeant son récit bien au-delà des seules années 78 et 79, redéfinissant ce mouvement de fond en comble. Mais avec Energy Flash, le parti-pris est plus visible encore, plus franc. Reynolds avance à découvert, il y défend une thèse avec l'effronterie d'un iconoclaste.

Cette thèse est la suivante : selon Reynolds, ce n'est pas ce qui s'est appelé intelligent techno, electronica ou IDM qu'il faut retenir des musiques électroniques. La démarche d'un label comme Warp, par exemple, n'a rien de novateur, ni de mémorable. En arrachant la house ou la techno à cette matrice bouillonnante qu'est la rave, en souhaitant en faire une musique à écouter chez soi ou un sujet d'expérimentation, les artistes Warp, ou d'autres comme Future Sound of London (la tête de Turc de cet ouvrage, comme le Clash était celle de Rip It Up...) ne font que renouer avec les vieux mythes de l'oeuvre, de l'album, de l'artiste :

Too many post-rave genres bear an uncanny resemblance to progressive rock: conceptualism, auteur-geniuses, producers making music to impress other producers, muso virtuosity reborn as the "science" of programming finesse. (p. 428)

Même punition pour les puristes. Selon Reynolds, les pionniers de l'acid house qui, effrayés par le phénomène des mega-rave, pronaient un retour vers les clubs, vers la subtilité supposée du garage, vers son côté intrinsèquement black et gay, avaient tout faux. De même que ceux qui, dans les années 90, manifestaient une révérence sans borne pour la Sainte Trinité de la Motor City, Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson, ou pour leurs successeurs Carl Craig, Richie Hawtin et Underground Resistance, faisant de la techno de Detroit, en réalité un simple moment de l'histoire des musiques électroniques, l'alpha et l'omega du genre.

Pour Simon Reynolds, ces postures sont conservatrices. Elles reviennent à nier, au profit de vieilles lunes et de notions dépassées, ce qui fait l'originalité profonde de la dance music : à savoir la rave, la tolérance subite pour de nouvelles formes musicales que permettent la dynamique de groupe et l'ecstasy, la construction anonyme et itérative de nouvelles formes que facilite l'interaction entre le DJ et son public, la capacité qu'offrent ces événements d'expérimenter en direct. Les seules vraies innovations ont eu lieu selon lui dans un contexte populaire et populiste, comme à l'époque où le hardcore et le breakbeat sont devenus "dark" :

With its premium on headfuck weirdness and disorientating effects, dark-core opened up a vital space for experimentation. In a way, "dark", like the hip hop term "ill", is a sort of vernacular shorthand for "avant-garde"' (p. 202)

L'auteur ne méprise pas les expérimentateurs de la musique électronique, il estime à leur juste mesure des Aphex Twin et des Autechre. Mais il considère que ces gens ont exploité et complexifié les formats nés au sein des raves, plutôt qu'ils n'en ont créés eux-mêmes. Même jugement pour la vague drill'n'bass et ce qu'on fait de la jungle les artistes à la Squarepusher, à propos duquel l'auteur déclare :

What the Squarepusher type artists have responded to and exaggerated ad absurdum is only one aspect of jungle: the music's complexity. They've ignored the feelings the music induces, and the subcultural reasons the sound and the scene came into being. As a result, no matter how superficially startling their form-and-norm-bending mischief sounds, their music feels pale and purposeless compared with music created by the jungle fundamentalists. (p. 400)

Selon Simon Reynolds, l'originalité de la musique électronique vient des raves et des genres largement décriés qu'ont été la techno hardcore, le gabba, la ragga jungle des débuts ou le big beat. La jungle, par exemple, comme le montre l'exemple symptomatique d'un LTJ Bukem avec sa quête de reconnaissance, a cessé d'être originale le jour où elle s'est inventée une filiation imaginaire avec la techno de Detroit, voire avec le jazz, ces genres perçus comme plus nobles. Au contraire, le big beat de Fatboy Slim et des Chemical Brothers, s'il n'a fait qu'exploiter de manière démagogique les clichés et les gimmicks nés dans les raves, a eu raison de présenter tels quels ces innovations au grand public.

Dans le dédain affiché par les puristes et par les tenants de l'intelligent techno vis-à-vis de la rave, Reynolds voit avant tout une logique de classe, le mépris des Londoniens pour les banlieusards, des bourgeois bohèmes pour les cols bleus. Son accusation va même très loin, quand il proclame que "no breakbeats, no lycra", le slogan en vigueur chez les puristes intelligent techno du début des 90's, était un concentré de tous les préjugés les plus réactionnaires et et les plus haïssables :

In just four words, "no breakbeats, no lycra" conflated racism, classism and sexism into a rallying cry for a mostly male connoisseur élite, self-appointed custodians of the techno canon. (p. 157)

De fait, et c'est une autre continuité avec Rip It Up..., Reynolds interprète l'essor des musiques électroniques avec les grilles de lecture d'un vieux punk (ou post-punk, qu'importe, à ce stade c'est pareil), se méfiant viscéralement de tout ce qui vise à gentrifier la pop culture. Oubliant sa rigueur, il en vient même à interpréter la chronologie de la rave music comme un décalque de l'histoire du rock.

Ainsi, pour lui, l'IDM, c'est le prog des années 70, ce rock qui marchait sur les pas de la "grande musique" avec ses tentatives symphoniques et ses structures compliquées. La sacralisation de la techno de Detroit renvoie au culte voué au blues par les groupes à la Yardbirds, super crédibles dans l'Angleterre des années 60, nettement moins aujourd'hui. Le gabba, c'est le nouveau hard-rock, violent, démonstratif, bande-son de la working class s'activant près des docks de Rotterdam. Quant à la techno hardcore, elle est comparée aux garage bands américains des années 60, elle est considérée comme un générateur de tubes, comme une concentration de demi-prolos géniaux auxquels un Lenny Kaye du futur rendra un jour hommage dans de nouvelles compilations Nuggets.

Poursuivant jusqu'à son terme le parallèle avec le rock, Energy Flash première version allait jusqu'à se clore par un élan prophétique, quand l'auteur annonçait que la rave music serait regénérée un jour par son propre mouvement punk :

Ten years on, this culture - call it rave, or techno, or electronic dance music, whatever - stills feels increddbly vital. It's only just hitting its prime; internal revolutions and reconfigurations like punk sure lie ahead. If this precise moment feels like a pause for breath, it's only because there's so much still ahead. (p. 432)

Mais l'Histoire s'est déroulée autrement, comme Simon Reynolds le constate, amer, dans les chapitres ajoutés à la nouvelle version. Contrairement au titre d'un album d'Omni Trio, ceci n'est pas devenu la Music for the Next Millenium. Après un pic à la fin de la décennie 90, la rave music a reflué. La vague des groupes en "the" a remis le rock au goût du jour pour les nouvelles générations, les danseurs invétérés sont retournés dans l'espace confiné et élitiste des nightclubs, et le rap a battu la techno à son propre jeu en se (re)convertissant en musique à danser.

Certes, les musiques électroniques existent toujours, des oeuvres intéressantes ont continué à naître au sein de ces sous-genres récents que sont la microhouse, le breakcore et le dubstep. Mais si Simon Reynolds se réjouit de l'exploitation de formules nées des raves chez les deux dernières, il constate également qu'elles ont plus en commun avec l'IDM, avec de la musique à écouter et à disséquer dans son salon, qu'avec la furie libératrice qu'a lancé l'acid house entre 87 et 88.

L'auteur regrette également que les nouvelles musiques électroniques ne fassent que recycler des éléments apparus dans les années 80 et 90. Certaines artistes savent faire preuve d'originalité, mais peu de leurs sorties sont novatrices, peu sortent des cadres définis 15 ou 20 ans plus tôt. Il ne surgit plus de son ni de mouvement inédit, comme débarqué d'outre-espace, comme ont pu l'être en leur temps l'acid house et la jungle. Dans ces années 2000 que Reynolds ne porte pas dans son coeur, au point de se déclarer un pur produit des nineties, comme d'autres seraient restés fans des sixties, les musiques électroniques sont devenues extrêmement similaires au rock : elles sont de nature essentiellement revivaliste.

L'opium du peuple, ce n'est pas que la religion, c'est aussi la Révolution, comme l'avait dit fort justement quelqu'un. Et Energy Flash montre que Reynolds a goûté un peu trop à cet opium (en plus de l'ecstasy). Il est toujours un punk nostalgique du mythe de la révolution permanente, de la table rase, du mouvement perpétuel, du next big thing qui viendrait inexorablement effacer et remplacer celui d'avant.

Pendant longtemps, les vétérans de la new wave, habitués à la course folle des mouvements musicaux ont cru, dans un délire téléologique, que l'acid house, la techno, la rave, les musiques électroniques, seraient le next big thing ultime, un nouveau rock, que le slogan que l'auteur choisira pour symboliser le post-punk, "Rip It Up and Start Again", serait aussi celui des musiques électroniques.

Historien de formation, Reynolds aurait cependant dû se souvenir que les choses ne se répètent jamais à l'identique. La rave music n'a pas été un nouveau rock, elle ne s'y est pas substitué. Elle n'était qu'un élément qui s'additionnait à lui, comme ont pu le faire le reggae et le hip-hop, une nouveauté qui s'intégrait à cet ensemble plus large et plus complexe qu'est la pop culture. Et au sein de cette pop culture, les genres ne se succèdent pas l'un à l'autre. Ils entrent en concurrence, ils se combattent ou ils s'allient, mais ils ne s'annihilent pas nécessairement.

Reynolds aurait dû savoir que seuls les mouvements qui ont travaillé à leur postérité ont un impact sur les générations futures. Warp et les laborantins de la techno ont été les nouveaux rockeurs progressifs, c'est juste, avec leur soif de respectabilité, leur bonne conscience avant-gardiste et leur conservatisme dissimulé sous le vernis de l'expérimentation. Mais ils ont enregistré des albums, des objets pérennes qui ont extirpé ces musiques de leur contexte de naissance. Et aujourd'hui, pour qui n'a pas connu l'époque des raves, l'absorption intensive d'ecstasy et tous les sentiments fugaces d'alors, ces albums sont ce qu'il reste.