Avec Musiques Expérimentales, Philippe Robert a voulu respecter le même format qu'avec ses autres anthologies musicales publiées chez Le Mot et le Reste. Chacun de ses articles est dédié aux enregistrements emblématiques d’un auteur important. Cependant, cette fois, la présentation ne colle pas tout à fait au sujet.

PHILIPPE ROBERT - Musiques Experimentales

Le Mot et le Reste :: 2007 :: acheter ce livre

Dans son livre sur le rock, il était logique de présenter les albums avec l’arbitraire de l’ordre alphabétique, indépendamment les uns des autres. Chacun de ces disques était le produit d’un temps et d’une situation, et Philippe Robert ne manquait pas de rappeler quels contextes avaient rendu ces enregistrements possibles. Mais ces œuvres pouvaient prétendre avoir une valeur en soi, un intérêt anhistorique. Après tout, avant que le CD et Internet ne consacrent la vogue des rééditions, le passé ne comptait pas pour l'adepte de rock lambda, généralement jeune et sans bagage musical. Ce qui lui importait, c'était l’impact immédiat d'un album, et non sa position dans l’histoire de la musique, ni son caractère novateur, que les fans, par manque de points de comparaison, surestimaient souvent.

Même logique pour le volume sur la black music. Dans ce livre, certes, Philippe Robert a pris soin de présenter les musiques noires à l'aune des mouvements pour les Droits Civiques. Il y avait d’ailleurs troqué l’ordre alphabétique pour un classement chronologique. Mais ici encore, primait le concept d’œuvre. Aussi, plutôt que de vouloir montrer une évolution, Philippe Robert insistait au contraire sur les constantes qui unissaient ces disques, indépendamment des époques et des styles, au point de privilégier sur la période récente des artistes qui, tels Mos Def, Me'Shell Ndegeocello ou Saul Williams, faisaient le mieux écho aux musiques black du passé, et semblaient prouver ainsi qu'elles avaient une part d'intangible.

En matière de musiques expérimentales, au contraire, c’est l’histoire qui compte. Même si les deux démarches ne sont pas incompatibles, même si des disques innovants ont aussi été de grands disques, la priorité de l'expérimentateur est rarement d’aspirer à l’éternité et de viser l’œuvre en soi, le disque atemporel, cette chimère, ce rêve bourgeois, mais d’innover, de tenter la différence, de dépasser en audace les enregistrements du passé, de tendre vers le neuf et l’inouï.

Ici, contrairement à ses deux autres livres, Robert ne pouvait pas se passer d’une démarche d’historien. Aussi le format de Musiques Expérimentales a-t-il subi les aménagements nécessaires. D’abord, à l’instar de Great Black Music, les articles s'y succèdent dans l’ordre chronologique. Ensuite, pour rappeler qu’un même musicien a parfois traversé plusieurs périodes, qu’il s’est appliqué à lui-même la règle de l’innovation, ce sont souvent plusieurs de ses enregistrements qui sont commentés. Enfin, les textes ont été substantiellement allongés afin que l'auteur, au-delà des albums et des disques, puisse présenter l’ensemble de l’œuvre d’un artiste, ses liens, ses influences, ses phases, sa place dans l’histoire des musiques.

Plus long, plus riche et plus fourni que les deux autres, Musiques Expérimentales démontre plus que jamais l’incroyable érudition de son auteur. C’est une impressionnante somme de noms et de références, le genre de livre capable d’orienter à lui seul des années et des années de découvertes de nouveaux artistes ou de nouveaux enregistrements. Pour Philippe Robert, traiter d’un musicien ou d’une œuvre est un prétexte pour en mentionner dix autres, pour révéler vingt nouvelles connexions où apparaissent des noms qu’on n’attendait pas, ceux de XTC et de Sixtoo par exemple, pour citer deux références qui nous sont chères.

Ce livre permet également à l'auteur d’insister sur la notion de transversalité. Pour lui, en effet, il n’y a pas de frontière musicale qui tienne quand il est question d’expérimenter. Son ouvrage mêle tous les genres, toutes les écoles. Il n’y a plus de différences ni de barrières entre musiques savante et populaire, entre artistes venus du rock et de la musique contemporaine. Ceux-ci n’ont cessé de se côtoyer et de s’influencer mutuellement, dans ce domaine où l’ouverture d’esprit est reine, davantage que dans tout autre. Philippe Robert montre aussi comment ces musiques expérimentales et improvisées, même en restant underground et inconnues du grand public, influencent et irradient les enregistrements d’artistes plus populaires, et de musiciens infiniment plus avertis que leurs auditeurs.

Le revers de la médaille de cette érudition et du format bâtard de cet ouvrage, moitié histoire, moitié encyclopédie, c’est un côté touffu et indigeste, compte tenu surtout du sujet, plus ardu que ceux du rock ou de la black music. Il faudra des années à un néophyte pour ingurgiter l’essentiel de ce livre. Il devra s’y replonger souvent, pour qu’une découverte concluante puisse l’amener vers une autre, pour qu’il puisse se faire une culture comme on se fait une oreille. De fait, il devra procéder avec ce livre exactement comme pour les disques de musique expérimentale dont il traite : avec patience, persévérance, et un brin d’effort.