Les Juggaknots ont longtemps été méconnus. Certains les avaient découverts en 1999, grâce au rôle tenu par Breezly Brewin sur l'album concept A Prince Amongst Thieves, de Prince Paul, ou par sa présence auprès des Weathermen. D'autres encore avaient noté, via le maxi incandescent "The Fire in Which you Burn", qu'ils formaient avec Company Flow et J-Treds le collectif Indelible Emcees. Et les plus avertis savaient que le producteur Buddy Slim (alias Fever the Kid ou BMS), le MC Breezly Brewin (alias The Brewin) et, membre intermittente, la rappeuse Heroine (ou Queen Herawin), avaient sorti un excellent disque sur Fondle'Em en 1996, seconde référence du mythique label de Bobbito Garcia après l'album des Cenobites, un vinyl si couru qu'il s'arracha quelques temps à prix d'or.

JUGGAKNOTS - Re:Release (Clear Blue Skies)

Mais pour les autres, c'est par la réédition menée en 2003 par le label des Masterminds, Third Earth Music, que le talent des Juggaknots a éclaté au grand jour. Car Clear Blue Skies, agrémenté de 11 autres titres et réintitulé Re:Release, mérite d'être placé à la droite de Funcrusher Plus. Moins iconoclaste, moins visionnaire que le chef d'oeuvre du groupe frère, il en partage toutefois l'excellence et l'éloquence sobre. Les beats de Buddy Slim restaient ancrés dans le son de l'époque, dans ce boom bap et ce rap jazzy à leur sommet en ce milieu des années 90. Mais ils savaient aussi éviter les artifices d'une boucle trop facile. La preuve en était faite d'entrée, par ce modèle d'épure et d'efficacité qu'était "Trouble Man", très percutant avec son sample des premières notes du "My Favorite Things" de Coltrane, puis par d'autres passage comme les envolées et ses changements de rythmes de "Romper Room" ou le piano langoureux de "Loosifa".

Le phrasé et les paroles de Breeze étaient au diapason de la musique : abrupts, mais subtils et nuancés. L'album était riche en coups d'éclat ("Up At The Stretch Armstrong WKCR Radio Show") et autres diss tracks où le rappeur faisait preuve de sa dextérité verbale (le "Trouble Man" déjà cité, "Epiphany"). Mais c'était sur le morceau phare "Clear Blue Skies", présent ici en deux versions, que le talent d'écriture du rappeur se manifestait le mieux. En simulant avec Buddy Slim le dialogue tendu entre un homme blanc et son fils épris d'une femme noire, il analysait les ressorts du racisme ordinaire : plutôt que de le vilipender, il dévoilait avec calme, par l'exemple, la hantise du déclassement qui en est le fondement.

Car jamais le rappeur n'aborde les grands thèmes sabre au clair, sur le ton du prêcheur. Il préfère les traiter avec nuance, par l'intermédiaire d'histoires, comme ce "Loosifa" qui se déroule dans une maternité et lui permet de parler finement de violence, d'avortement et de fuite dans les narcotiques. Par ce supplément d'intelligence, Breezly Brewin apporte la dernière touche à ce bijou de rap sombre, à cet indispensable, chaînon manquant entre le rap new-yorkais du coeur des années 90 et le hip-hop indé tel qu'il s'imposera à la fin de cette même décennie.

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