La Mano Fria n’est pas un musicien. Mais en tant qu’homme clé de la Beta Bodega Coalition, il joue un rôle majeur pour une portion remarquable de la scène hip-hop de Miami. Les quelques jours qu’il a passés à Paris en février dernier nous ont permis de lui poser quelques questions sur l’histoire des scènes électronique et hip-hop de Miami, sur les messages qu'il souhaite faire porter par ses oeuvres, ainsi que sur ce qui demeure son activité principale : le design.

La Mano Fria

Pour commencer, je dois bien avouer être un peu perdu avec tous ces labels de Miami : Counterflow, Botanica del Jibaro, etc. Tu peux nous dire qui est qui et quelle est ta part dans cette scène ?

OK. Je vais le faire dans le temps, ça sera plus logique. En 1997 a été lancé un premier label de musique électronique, Isoflux. Isoflux c’était Shad T. Scott et Seven de Chocolate Industries. Puis vers fin 1997 ou 1998 est sorti le premier Schematic. En 1996, les deux types de Schematic avaient déjà sorti un disque sur Astralwerks. Mais leur deuxième album était plus expérimental, et Astralwerks, un gros distributeur de Caroline, ne l’aimait pas. Il voulait des trucs plus dancefloor. Les deux types en question ont donc lancé leur propre label. Peu après, Seven a rejoint Schematic pour les aider. Puis en 1998, il est reparti pour fonder Chocolate Industries avec Edgar de Push Button Objects. C’est en gros l’histoire des labels électroniques de Miami. La seule chose qu’ils ont en commun, c’est Seven, qui a appartenu à tous.

Pendant ce temps, en 1996, je vivais à New-York et je m'occupais de ma marque de t-shirts, Rice & Beans. Mais je suis revenu à Miami pour y bosser en tant que designer, notamment pour la promotion de toute cette scène. Ils assuraient la promo de radios et de soirées, je leur faisais des flyers et des choses comme ça. Par ce biais, j’ai commencé à bosser pour une radio, à aller à leurs soirées, et j’ai rencontré Seven et les gens de Chocolate Industries. J’étais vraiment très enthousiaste à cette époque. J’ai donc fini par fonder mon propre label en 1999, Beta Bodega. Puis en 2000, un autre, Rice & Beans. A la même époque, Merk venait de se créer et Supersoul démarrait son propre label, Metatronix. Quelques mois plus tard, c’était au tour de Counterflow, un label orienté hip-hop. Dans le même temps, Chocolate Industries quittait Miami pour Chicago, Schematic poursuivait sa route et Mass Transit, un nouveau label electro vraiment undergound, faisait son apparition.

C’est quoi la nature des relations entre Counterflow, Botanica del Jibaro, Beta Bodega… ?

J’ai lancé le label Beta Bodega en 1999. Mais à côté de ça, il y a une sorte de coalition de labels, la Beta Bodega Coalition. C’est juste un groupe, un collectif. Les labels Beta Bodega, Rice & Beans et Botanica del Jibaro font tous partie de cette coalition.

Comment recrutes-tu les artistes de tes labels ? C’est par relations personnelles ou écoutes-tu des démos ?

A l’origine, ce sont des types que j’ai rencontrés. Des types d’ici dont j’appréciais la musique. Je bosse avec un artiste. Et puis cet artiste a un copain qui a un copain. C’est donc plutôt personnel.

Ce sont tous des Latino-Américains ?

En ce qui concerne les labels électroniques, on a peut-être une moitié de Latino-Américains. Par exemple le type de Phoenicia, ainsi qu’Edgar de PBO qui est Cubain. Mais il y a aussi des types d’ailleurs dans le monde. Il y a un Britannique, un Allemand et un autre qui est juif.

J’ai entendu parler d’une Japonaise.

Oui, chez Botanica nous avons Killer, qui vient du Japon. C’est une DJ. Mais sur les labels hip-hop, ce sont quand même principalement des Latino-Américains, en tous cas des immigrés. Il y a des Colombiens, des Haïtiens, des Cubains et des Porto-Ricains.

Comment rencontres-tu des gens d’autres pays. Par exemple, cette fille japonaise, comment l’as-tu connue ?

La plupart du temps c’est par mes voyages. C’est la meilleure façon de bâtir des relations solides. Les emails, c’est bien, mais des fois, il faut rencontrer les gens en personne. Par exemple, David, mon contact en France, avait pris l’habitude de m’envoyer des trucs. Mais je ne prenais pas le temps de répondre, jusqu’à ce que je finisse par le rencontrer quand il est venu à Miami. C’est encore la meilleure façon, voyager.

Les sorties Botanica del Jibaro ont un fort contenu politique. C’est un pré-requis à ta musique ?

Oui, le but du label, c’est qu’il y ait un message de la part des artistes. A l’origine, c’était difficile de le transmettre parce qu’il n’y a pas de paroles dans la musique électronique. Il fallait jouer avec l’écrit et le design qui accompagnaient la musique. Mais maintenant, nous avons des rappeurs. J’ai sélectionné attentivement leurs chansons. Oui, tout à fait, notre label a un contenu politique. Et pas seulement notre musique, mais aussi le design qui va avec. Je l’utilise pour sensibiliser les gens aux problèmes des Latino-Américains et des immigrés aux Etats-Unis, parce que ça correspond à mon expérience personnelle. J’aimerais que tout un chacun puisse faire part de sa propre expérience. Mais ça, c’est la mienne en tant que Latino-Américain aux Etats-Unis. Ca fera toujours partie du label. Et tous nos artistes sont d’accord avec le message que nous souhaitons faire passer.

David m’a dit que tu étais en France pour raison d’affaire ?

Rires.

Oui, c’est ce que nous essayons de faire.

La Mano Fria

A présent, concentrons-nous sur ton activité principale, celle de designer. Nous savons que tu assures le design de tous les disques de ton label. As-tu déjà fait des expositions ?

Oui. J’avais commencé à en faire à New York et au Japon. Pas des masses. J’ai dû en faire trois, quatre, cinq… Je ne tiens plus le compte. Mais je suis occupé. J’ai beaucoup d’autres choses à faire. Quand je ne bosse pas pour mon label, je fais des trucs de design pour payer mes factures. Et je fais tout sur mon label, à part la musique. Je m’occupe des ventes, du design, de la logistique. Heureusement, il y a d’autres gens sur qui je peux compter comme David en France et un autre type en Allemagne. Je me suis lancé dans les t-shirts, aussi. Assurer la promotion des fringues est l’un des trucs qu’on fait en ce moment avec David. Il y a tant à faire. On a aussi des DVD, des livres. C’est un début, un essai. Quand j’ai lancé mon label, je ne savais pas combien de disques je sortirai au bout du compte. Je voyais juste que c’était un bon moyen de transmettre un message. Je ne suis pas dans le business, je ne suis pas un homme d’affaires. Et pour être honnête, j’ai horreur de ça. Mais c’est nécessaire si je veux que l’aventure continue.

Tu peux nous en dire plus sur tes pochettes et tes designs, ainsi que sur les messages que tu y mets ?

Mes principales influences, c’est mon expérience personnelle et ma culture latino-américaine. Et aussi les posters d’Ospaaal. Ospaaal, c’est une organisation créée à Cuba, dans le cadre de la révolution. Ils sortaient des magazines avec des posters. Ils y en avaient qui étaient écrits en arabe, à destination de l’Arabie Saoudite et de la Palestine. Et leurs posters étaient spécifiques aux luttes locales dans ces pays, par exemple contre les princes. Ils avaient des magazines sur tout, avec un contenu de gauche. Les magazines servaient de véhicules, mais l’essentiel c’était le poster. Je partage le même idéal : transmettre un message par un autre média. Dans ces magazines, le message c’était le poster. Si tu examines ces posters, tu verras qu’ils sont très audacieux et très directs, très explicites, c’était le style de ces Cubains.

Moi qui ai grandi à New York entouré de graffitis, avec des murs qui étaient de véritables foutoirs, j’ai un esprit plus compliqué, plus désorganisé. J’ai besoin de faire des choses plus tortueuses. Ce n’est pas mon style que de faire quelque chose de simple et de direct. J’aime être plus abstrait. Mais j’espère que quand les gens regardent mes œuvres, ils finissent par comprendre le message ou l’idée générale. C’est aussi pour ça que j’inclus du texte. Même si le texte n’est pas nécessairement lié au visuel.

En fait, tu as trois niveaux différents : tu as la musique, tu as le texte, tu as mes visuels et ils ne sont pas nécessairement liés entre eux. Des fois, tu peux faire l’impasse sur des trucs. Peut-être n’aimes-tu que la musique, peut-être n’aimes-tu que le design. Mais tant que cette chose se trouve dans ta maison, tu auras tout le loisir de découvrir le message un jour. Toi ou un autre, qui tombera sur le disque et qui comprendra le message. C’est ma façon de transmettre un message. C’est ma façon de faire.

Es-tu toi-même un musicien ?

J’adore la musique. Je l’aime tant que j'ai conscience de n'avoir aucun talent musical. Je respecte trop la musique. Des tas de labels sont gérés par des musiciens. J’ai tendance à penser que c’est pour ça qu’ils se plantent. Ils sont trop partie prenante. Ils prennent trop sur eux, ils vont te dire "ma musique est meilleure que la tienne" ou "je n’aime pas cet artiste". J’écoute des tas de trucs, j’aime expérimenter de nouveaux sons et les sortir quand je les trouve bons. Je ne dirai jamais "moi je suis dans le hip-hop, je ne vais pas me mêler de trucs électroniques", ou "moi j’écoute de l’électronique, je n’aime pas le hip-hop". Aux Etats-Unis, les gens sont un peu comme ça.

En France aussi.

Moi, je te parle des US.

Rires.

La Mano Fria

J’ai le sentiment qu’en France les fans de hip-hop sont plus nettement distincts des fans de pop / rock qu’aux Etats-Unis. J’ai l’impression que les Américains peuvent écouter plus facilement les deux musiques.

J’aurais tendance à être d’accord avec toi, même si la pop, ça veut dire un peu tout et n'importe quoi. On peut parler de pop rock, de pop dance et de tas d’autres trucs. Quant au rock, c’est la base même de la musique américaine. C’est dans notre sang, en tant qu’Américains.

Sauf à Miami. Il n’y a plus de blancs à Miami, plus d’Anglo-américains. Ils ont voulu fuir tous les Cubains, tous les Noirs. Si bien qu’à Miami, le rythme est partout, dans la dance, la bass, l’electro. Quand la techno a débarqué à Miami, ça a vraiment touché les gens. Quand tu écoutes de l’electro, tu retrouves les mêmes éléments que dans la musique black ou la musique cubaine. C’est pour ça que nous n’avons jamais eu de scène rock. Quand un groupe de rock vient en Floride, il tourne partout, sauf à Miami. Ils va où sont les Blancs.

A Miami, les scènes hip-hop et électronique sont vraiment très proches. Je crois donc comprendre que ce n’est pas le cas partout aux Etats-Unis.

Oui, en effet. Des types comme Seven et ceux de Schematic sont des pionniers. Ils ont été en avance sur leur temps. Mais ce n’est pas non plus une grosse scène. Il y a dix personnes en tout et pour tout. Le reste de Miami, c’est du commercial, du truc de party. Ce n’est pas de l’underground.

J’ai des amis qui viennent plutôt du rock indé et qui apprécient le hip-hop de Miami. C’est étrange parce que ces musiques semblent à prime abord très éloignées les unes des autres. Tu as eu le même type de rapprochement quand l’album de Seth P. Brundel est sorti sur Aesthetics, un label orienté vers des choses rock, ou de la pop plus douce comme L’Altra.

Oui, celui qui gère Aesthetics est un gros fan de hip-hop. Il n’a jamais eu l’occasion d’écouter mes disques, mais il a eu accès à ceux de Counterflow et il a contacté Seth P. Brundel. Je ne sais pas si c’est à cause de l’esprit, des paroles ou d'autre chose s'il apprécie cette musique. Peu importe. Nous ne le saurons jamais.

Revenons à ton métier de designer. Tu as fait la pochette de la mixtape The Vatican de Raekwon. Tu es en relation avec lui ?

Je suis fan de Raekwon, je suis fan du Wu-Tang Clan, mais je ne suis pas en contact avec lui. Son label m’a donné l’occasion de faire ça. Ils ont entendu parler de moi par Counterflow Records. A Miami, je suis connu comme le loup blanc en matière de design, je suis celui qui sait faire de jolies choses.

Qu’envisages-tu de sortir dans les prochains mois ?

En fait, les labels Beta Bodega et Rice & Beans sont morts. Arepaz et Botanica del Jibaro sont les derniers survivants. Chez Botanica, nous avons un CD/DVD des Botanica All-Stars. Nous sommes allés au Portugal l’an passé et nous avons fait ça. Ce sont six membres de Botanica. J’ai fait les visuels de leurs concerts. En ce qui concerne les albums, nous avons un projet de Seven Stars, mais je ne sais pas exactement quand nous allons le sortir. Nous avons aussi le Leadership Midnight de Soarse Spoken, qui est déjà sorti au Japon. Nous espérons pouvoir le sortir prochainement en Europe et dans le reste du Monde. Nous avons des tas de trucs, mais d’abord il faut trouver des distributeurs. C’est l’une des raisons de ma présence ici. En fait tous ces projets sont prêts.

Tu es optimiste quant à la distribution ?

C’est si difficile. Le business, c’est vraiment la pire partie du boulot. Quand tu commences à analyser tout ça en homme d’affaires, tu vois combien ça coûte, combien tu vends. Ca n’a pas de sens. Faire des vinyles, ce n’est pas un business. Mais quand tu te lances dans le CD tu dois commencer à prendre en considération les profits et toutes ces merdes. C’est dur, c’est difficile.

Optimiste ? Je crois en fait que je ne l’ai jamais été. Quand j’ai sorti mon premier disque Beta Bodega, j’ai vraiment cru que ce serait le dernier. Ca n’était qu’une expérience. C’est toujours de l’expérience. Alors nous verrons bien. Au Japon, ils ont un système qui tourne bien. Aux Etats-Unis, tout doit encore être fait. Ca fonctionne par cycles. A un moment, un label apparaît et tout le monde s’y intéresse. Et au moment où les gens s’en désintéressent, un autre groupe émerge et il s’y met. C’est comme ça que des tas de labels finissent par mourir.

Avant de commencer cette interview, tu m’as parlé d’un concert en Allemagne il y a quelques jours. C’était avec un autre membre du label ?

Non, c’était juste le set d’un DJ. Un type avec qui on bosse en Allemagne, à Dresde, un type du Mooncircle Project.

Bon, en ce moment même tu es en France. Qu’est-ce que tu connais des scènes hip-hop et électronique d’ici ?

Le première fois que je suis venu en France on m’a parlé d’une sorte de rivalité entre les groupes de Marseille et ceux de Paris. Ca arrive souvent dans le hip-hop.

Oui, ils cherchent juste à imiter la concurrence entre les Côtes Est et Ouest américaines.

Ah oui.

Rires.

Mais c’est ça le hip-hop. Le hip-hop c’est une affaire d’égos. C’est universel.

Un message final aux Français ?

Un message ? Tuez votre président.

Rires.

C’est une chouette idée.

Oui. La politique, les gouvernements, tout ça c'est de la merde. Sinon, j’ai tendance à penser que les Français ont une meilleure prise sur le réel que les Américains. Ils savent être directs et protester, ce genre de choses. Aux US, il n’y a que deux endroits où on sait le faire, deux endroits répartis sur chaque Côte, New York et San Francisco. Partout ailleurs, ce genre de chose ne peut jamais se produire. Tout ce qui compte c’est de rester chez soi et de regarder la télé…

C’est de plus en plus le cas en France aussi.

Ah oui ? Aux Etats-Unis, les gens ne vivent que dans leurs petites communautés. Les Américains veulent vivre dans leurs banlieues et y bâtir des communautés. L’Amérique, ça veut dire fuir, s’en aller. C’est ainsi. Tu dois toujours garder en tête que les Américains sont des immigrants, des gens sans racine. Ils ont détruit des peuples entiers, ils ont volé des terres, ils y ont apporté des esclaves. Alors, mon message aux Français, ce sera : restez français.

NDLR : un grand merci à David de D7sign.