La musique sème et essaime à tout vent, elle ne connaît pas de frontières. Et avec l’essor du Web, le phénomène ne fait que s’amplifier. De plus en plus de singularités géographiques et de scènes improbables apparaissent. Qui par exemple, spontanément, irait chercher en Russie un pendant slave au rap indé apparu il y a une dizaine d’années en Amérique du Nord ? Personnellement, je ne garde de la musique russe qu'une poignée de souvenirs traumatisants issus de documentaires télévisés de la fin des années 80, des images pleines de groupes de hard rock particulièrement gores et inquiétants, des sortes de Lordi, mais qui faisaient vraiment peur. Mais 2-99 est assez éloigné des horizons metal et hardcore, malgré l'imposante iroquoise et la barbiche de Georg Korg, co-fondateur du label avec Pale Bullet. Créé en 2004, il se réclamerait plutôt de Def Jux, d’Anticon, de Mush, des Shapeshifters, ou, plus pointu, des labels rap de Saskatoon Sideroad et Clothes Horse, dont il assure la distribution en Russie.

COMPILATION - Antology 2-99

Ces influences sont citées à juste titre. Cette Antology, première sortie hors CD-R du label, est une sorte de panorama du rap indé tel qu’on le connaît déjà, mais en version russe. Dessus, il y a tout : des rappeurs aux styles de fou furieux comme чЁ ou Нарушители звука (désolé d'écrire en cyrillique, mais nulle part n'apparaît la correspondance en caractères latins, et comme je ne connais pas un traître mot de russe…), des instrus cinématographiques, tournés turntablism ou plus vaporeux, des sons electronica tout triturés (le "Резкие тени" de Терминус), du hip hop dérangé et inquiétant d’outre-espace (le "Месячные" de Kunteynir), du guitar rap (le "Алиса" de Трипода), des choses tout en dureté (le "Репрезент" de 43 градуса).

Alors bien sûr, il y a un hic : la barrière de la langue. Les Anglophones peuvent rapper en slang ou à 100% à l’heure, ils ont beau déclamer des textes bourrés de références obtuses, il est toujours possible de comprendre s’il est question de la rue, d’états d’âme personnels ou de l’invasion prochaine des extra-terrestres, grâce à la connaissance minimale que nous avons tous de leur langue. Mais sur ce disque, il n'y a aucune piste, aucun repère, aucune accroche. Ici, (le "Вминать их головы" de Стик против Апокрифа), on entend vaguement qu’il est question de politique et de journalistes, là (le "Жди беды" de Диалект), des coups de feu laissent penser qu’il est question de gangsters, mais comment en être sûr ? Il n’y a guère que le "Moment of Decision" de Malignant, seul titre en anglais ici, qui dissipe cette ambiguïté.

Mais la musique est universelle, et quelques titres sont d’indéniables réussites, quel que soit le sens des paroles, comme le "12" de Пришельцы из прошлого, admirable succession de rap linéaire et de saxophone inspiré, l’orgue et les ruptures du "Stress" de Заман, le nouvel orgue, la guitare et les scratches très funky du "45" de Апокриф et le "Человек" de Нарушители звука, un titre enlevé et tonitruant qui se rapproche le plus de ce que j’imaginais du hip-hop russe. Et si le reste n’est pas toujours de ce niveau, il n’est pas mal non plus. A aucun moment la compilation ne commet de faute de goût. Comme les gens de 2-99 le disent eux-mêmes, il s’agit intégralement de "good and sincere music". La seule déception, peut-être, c’est l’absence de surprise. Ces Russes savent où est le bon rap, ils se le sont approprié. Cependant, à part la langue, il n’y a rien d’original ni de personnel. Il n’y a pas encore de génie russe, pas de grosse claque. Pas pour l'instant. Mais peut-être 2-99 nous le réserve-t-il pour ses prochaines sorties.

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