Internet permet des expériences intéressantes. Prenez l’exemple des Shadow Huntaz. Sans le Web, ce quintet n’aurait pas vu le jour. Jamais les deux producteurs néerlandais de Funckarma n’auraient pu contacter aussi facilement les rappeurs Breaff de Chicago, Dream d’Atlanta et Non Genetic de Los Angeles, concocter à distance des titres communs et rejoindre les Anglais de Skam. Certes, l’aventure ne s’est pas toujours déroulée dans des circonstances optimales, témoin le titre de cet album, message d’erreur reçu par des membres du groupe à l’occasion d’un échange de fichier. Mais au bout de la route, il y a eu ces treize plages bien ficelées, les meilleurs des trente morceaux préparés ensemble. Et dans l’ensemble, ils valent le détour.

SHADOW HUNTAZ - Corrupt Data

La sortie de ce disque chez Skam ne doit rien au hasard. Même si elle s'autorise quelques scratches, la musique des deux frères de Funckarma doit beaucoup plus à une electronica sombre et sophistiquée qu’aux boucles du hip-hop. L’instrumentation est ténébreuse, étrange, profonde, parsemée de figures de style, de bleeps, de rythmes compliqués, d’interférences ou de nappes. Elle ne rechigne pas non plus à maltraiter les voix et à les découper en petits morceaux à la façon de Prefuse 73, sur "Roar" par exemple. Mais il y a des rappeurs par-dessus, et ceux-ci entendent bien jouer les premiers rôles, s’inventant une mission salvatrice et s’allouant chacun une partie des Etats-Unis en fonction de leurs origines géographiques. Il y a pourtant un décalage entre le rap vindicatif des trois Américains, assez conventionnel dans son côté urgent et apocalyptique, et la musique nettement plus audacieuse des deux Néerlandais.

Toute la bonne volonté du monde ne remplace pas la complicité née du compagnonnage et d’un travail commun en studio. La distance qui sépare les protagonistes de Corrupt Data se ressent trop souvent sur l’album. Les raps ne collent pas toujours aux beats. Il y a un décalage, l’impression irrépressible que les cinq compères évoluent dans des dimensions différentes. D'ailleurs, certains des meilleurs titres sont ceux où les producteurs s’effacent au profit des rappeurs, ceux où ils mettent légèrement en sourdine leurs expériences intello et proposent des beats plus sommaires et plus offensifs, simulacres de cuivres sur "CDC", "Fukwit 2", "Sick of this Shit" et ailleurs, ritournelle vaguement reggae sur "American Dream". Mais quand l’alliance entre compositions électroniques hardies et rap fonctionne vraiment, le résultat est à la hauteur des ambitions, comme le prouvent le bien nommé "Figure of Speech" ou le captivant "That’s Ain’t Where It’s at" avec son instru à suspens. Shadow Huntaz sont sur une voie intéressante. Il leur reste juste à compenser par le travail et le temps les limites de la distance.

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