Dälek semble apprécier la France, et la France apprécier Dälek. Cela fait plusieurs fois ces derniers mois qu’il se produit à Paris. Et ce soir, c’est le Batofar qui s’apprête à subir les assauts de son rap de terreur. Mais avant cela, la scène est inaugurée par un rappeur français presque homonyme, j’ai nommé James Delleck. Et d’ailleurs pourquoi pas ? James Delleck, après tout, c’est mieux en live que sur disque. Malgré un rap un peu grandiloquent façon "écoutez, j’ai du vocabulaire" et une bonne collection de clichés, l’auteur de "C’est In" délivre un set enjoué et bon enfant, rit des nombreux faux départs de sa prestation, plaisante avec ce public qui hésite à reprendre le refrain ("Gérard, Gérard, ouais !!") d’un titre qui se moque de la culture beauf.

DALEK - Batofar - 7 septembre 2005

Epaulé par DJ dEtEcT, le rappeur accueille le temps de deux ou trois morceaux son comparse Le Jouage, avec lequel il forme le duo Grave & Zéro - non, pardon - Gravité Zéro. Et là, malheureusement, plus rien ne va plus. Voici venu le moment le moins sympa de la soirée, sauf pour ceux qui trouvent de l’intérêt à ce rap de science-fiction déclamé sur fond d’électronique clinquante et virevoltante. "Ils rappent du Asimov ?" me demande mon voisin, interloqué. Ben oui, c’est cela. Mais fort heureusement, ça ne dure pas. Le Jouage quitte la scène et très bientôt vient le temps pour le rappeur français de rendre le micro. Juste avant de quitter la scène, il se hâte d’annoncer un prochain album pour l’année prochaine, et déclare espérer que Delleck a été à la hauteur de Dälek. A découvrir la suite, on comprend mieux le sens de cette question.

Tout commence mine de rien. Dälek et Oktopus prennent place sur la scène. Ils sont désinvoltes, ils n’ont l’air de rien, comme disait l’autre. Pourtant sans trop qu’on s’en rende compte, la musique est lancée, une sorte de nappe dérangée et malsaine. Quelques dizaines de secondes passent. Puis tout à coup, une déflagration, puis une autre, puis une autre encore. Dälek a saisi le micro, tous les regards sont fichés sur la scène et le Batofar se met à trembler. La nappe est toujours là, mais ce n’est plus qu’un chuintement. Une rythmique effroyable retentit, elle secoue la coque du bateau et les corps des spectateurs. Un titre échappé de From Filthy Tongue of Gods and Griots vient d’être lâché. D’autres, principalement issus d’Absence, le dernier album, lui succéderont, toujours sur le même rythme, et pendant plus d’une heure.

DALEK - Batofar - 7 septembre 2005

Sur disque, Dälek oscille entre envolées géniales et masturbations insupportables. Sur scène, il donne dans la tuerie permanente. En temps normal, il est tout à fait risqué de griller dès le début ses meilleures cartouches, de commencer d’emblée par le plus fort, le plus haut, le plus soutenu, le plus bruyant. Et pire encore, de ne rien changer à sa formule pendant 75 minutes. Pourtant, ce soir, ça tient la route. Dans l'un de ses écrits ce bon vieux Jacques Goimard – qui serait sans doute effrayé de se voir associé à Dälek – déclarait à propos du hard rock : "je devine l’allégresse de celui qui tape sans arrêt sur le même clou". Ce soir, il s’agissait d’un autre genre musical, mais on la devine à notre tour, cette fameuse allégresse, on la ressent. Pendant une heure et quart, Dälek alterne rap halluciné sur fond de beats à faire tomber le Batofar en lambeaux et plages instrumentales sans rythme et sans paroles. Longues accalmies, tempêtes soudaines. Fausses pauses, vrais coups de boutoir. Voilà pour la recette. Et elle fonctionne.

Dälek se tait donc, parfois. Il reste loin du micro. Mais n’allez pas croire pour autant qu’il ne se passe plus rien sur scène. Pendant tout ce temps, le rappeur continue à vivre et à faire vivre sa musique. Quelquefois, quand le son des machines s’emballe, il ouvre violemment la bouche, donnant l’impression qu’il sort tout droit de son ventre. Ou bien il déambule sur le bord de la scène, les bras croisés, ou la main caressant le menton, dans l’expectative. Du haut d’un corps obèse, son regard expressif tance le public, il le jauge. Il semble lui demander "et maintenant, à toi de me montrer ce que tu as dans le ventre". Et croyez-moi, tout cela fait incomparablement plus d’effet que le rappeur usuel qui saute comme un cabri en maintenant le doigt en l’air.

D’autant plus qu’en même temps, derrière, Oktopus s’excite comme une puce. Loin de jouer les machinistes introvertis, le musicien tatoué, rasé et en marcel se meut comme un beau diable, il donne des coups de poing dans le vide, il saute comme un ressort au risque de se cogner au plafond très bas du Batofar, il balance la tête comme un damné, à deux doigts de marteler la table. Et ce faisant, il triture sa machine, il la malmène, les bras dans une position improbable.

DALEK - Batofar - 7 septembre 2005

On a parfois parlé de "hip-hop industriel" pour qualifier la musique de Dälek. On pourrait tout autant parler de "trance hop", à voir ce grand type secoué de convulsions et ces remous qui s’emparent du public. De tout le public. Car ce ne sont pas que les premier et deuxième rangs qui s’affolent - en plus de l’abruti bourré du soir qui a confondu le concert de Dälek avec la fête du BDE d’une école de commerce. Non, c’est bien plus que ça, c’est tout le monde. Certains en hochant la tête, bras éventuellement jetés en l’air, à la manière des fans de hip-hop auxquels ils ne ressemblent pas. D’autres en dansant, carrément. Pendant que sur scène, le duo poursuit son show. Il continue à taper, à vibrer, à bastonner, à bourriner et à sortir des sons à faire exploser le Batofar, à s’entendre jusqu'à la Butte Montmartre et jusqu’au Bois de Boulogne.

A droite, à gauche, je vois des spectateurs avertis qui se sont équipés de boules Quiès. Ils n’ont pas l’air d’apprécier moins que les autres. Sans doute font-ils partie de ces assidus qui sont allés à chaque concert parisien de Dälek, et qu’Oktopus, flatté par cette fidélité, déclare reconnaître en fin de set. Une chance pour eux et pour les autres, le même annonce une nouveau concert parisien pour le 24 novembre, le dernier en France avant 2007. Tous ceux qui étaient là au Batofar ce 7 septembre savent donc désormais où ils passeront leur soirée deux mois et demi plus tard, à condition d’avoir recouvré l’ouïe d’ici là. Ce qui n’est pas gagné.