Comment Eminem, après son Slim Shady LP et une année 1999 qui fut largement la sienne, allait-il poursuivre sa carrière ? Allait-il persévérer dans son rôle de tête à claque du rap, ou opérer un tournant ? La réponse, nette, limpide, est apportée par ce Marshall Mathers LP, et elle est tout à son honneur : par cet album, à la fois moins sincère qu'il ne se vend et plus complexe qu'il ne paraît, Eminem prouve qu'il est bien plus qu'une énième comète de la galaxie MTV.

EMINEM - The Marshall Mathers LP

Entre les deux options précitées, rupture ou continuité, l'album ne tranche pas vraiment. Aussi divers et composite que son prédécesseur, il est conforme à l'imagerie post-adolescente white trash à la base du foudroyant succès du rappeur. Et il laisse la part belle au son et à l'attitude gangsta, donnés pour mort quelques mois plus tôt, avant que le deuxième album de Dr. Dre ne vienne remettre les pendules à l'heure.

Le génial producteur signe une grande partie des compositions du Marshall Mathers LP, secondé en fin de course par tout son crew. Il n'y a qu'à écouter le formidable "Bitch Please II" (un remix du "I", présent sur le dernier Snoop Dogg), pour s'imaginer à nouveau conduire une décapotable à Long Beach, des bitches à l'arrière et un flingue dans la boîte à gant, comme vers 1992-93, au meilleur du g-funk.

Pas de répit non plus pour les débordements propres à ce rap-là. Eminem délivre un lot effarant d'abominations sexistes et homophobes, à leur épouvantable paroxysme sur l'impressionnant "Kim", où le rappeur, la voix au bord de la rupture, délivre un effroyable simulacre de violence conjugale qui se dénoue par le meurtre de sa propre femme.

Premier degré ou mise en scène ? Le rappeur, malin, entretient l'ambiguité sur "Criminal", le dernier titre de l'album :

A lot of people think that what I say on record
Or what I talk about on a record
That I actually do in real life or that I believe in it
Or if I say that I wanna kill somebody, that
I'm actually gonna do it or that I believe in it
Well, shit, if you believe that, then I'll kill you
You know why?
'Cause I'm a criminal

Des tas de gens pensent que ce que je dis sur mes disques
Ce dont je parle sur mes disques
Je le fais vraiment dans ma vie, que j'y souscris
Quand je prétends vouloir tuer quelqu'un, que
Je compte le faire, ou que j'y crois vraiment
Si vous croyez tout ça, je vous bute
Vous savez pourquoi ?
Parce que je suis un criminel

Par moments, Eminem se livre. Mais c'est pour aussitôt contredire ses propos et brouiller les pistes. Le titre de l'album (son vrai nom), le single "The Real Slim Shady" et le fait qu'il produise une bonne partie de celui-ci, avec un son distinct de Dre, est tout à fait significatif. Il semble décidé à se mettre à nu, à revenir sur un passé douloureux (des vieilles photos d'enfance émanent le coeur du livret du CD), à se lancer parfois dans un délicat exercice d'introspection.

Et ça marche. Le résultat le plus saisissant de ce travail est assurément "Stan". Eminem y imagine (non sans échos autobiographiques, on suppose) les lettres d'un fan aux tendances auto-destructrices, désespéré de n'avoir aucun feedback de son idole. Et quand le rappeur, trop tard, décide de lui répondre, il le fait sur un ton sobre, humble et paternaliste. Ajouté à cela une guitare accoustique et un magnifique refrain féminin interprété par Dido, et l'on tient là la grande œuvre, le bijou, le sommet qu'Eminem peinera à surpasser.

Tant les rodomontades que l'introspection d'Eminem peuvent paraître forcés. Souvent à juste titre. Le rappeur abuse d'effets stylistiques avec la discretion et la subtilité d'un éléphant (sa voix sur "Kim", la guitare électrique de "Marshall Mathers", etc...). Mais ça fonctionne et ça résiste à l'épreuve des écoutes répétées. A moins d'être trop snob pour se joindre à la foule et pour acheter un album écoulé à 1,7 millions d'exemplaires dès sa première semaine de vente, The Marshall Mathers LP est le grand disque de rap que, pour une fois, vous pourrez vous procurer sans difficulté.

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