EMINEM – The Eminem Show

EMINEM – The Eminem Show

Le cœur du rap, son centre, son principe moteur, c’est l’égo-trip, c’est le « moi je ». Ce genre musical tout entier a été créé pour parler de soi, pour se vanter. Et cela s’est prolongé longtemps, jusqu’avec sa plus grande star du tout début du nouveau siècle. Pour constater cela chez Eminem, il n’y a qu’à se souvenir du titre de ses trois premiers albums en major, ceux du succès : ils portent tous son nom.

The Slim Shady LP a celui de l’alter égo infernal de l’intéressé, de ce nouvel enfant terrible de l’Amérique. The Marshall Mathers LP porte le vrai, celui de son état civil. Et sur The Eminem Show, c’est son nom d’artiste qu’il met en avant. Car c’est bien de cela dont il s’agit ici. D’Eminem la star. D’Eminem la personne publique. De celui qui doit désormais composer avec son incroyable célébrité.

The Eminem Show marque l’apogée de sa carrière. Il est le plus gros carton de son auteur, dépassant le succès déjà considérable de ses deux prédécesseurs. Il est le disque qui se vend le mieux en 2002, aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde. Il restera, dans tout l’histoire du rap, l’album qui a vendu le plus d’exemplaires. Et la même année, histoire de parachever ce triomphe, sort aussi le film 8 Mile. Il est donc temps, pour le rappeur, de se pencher à cet instant sur ce succès. Inspiré par le film The Truman Show, il s’interroge donc sur le show Eminem, sur cette vie qu’il donne en spectacle.

Sur « When The Music Stops », quand Eminem et les rappeurs de D12 parlent de leur rapport à la musique, ils regrettent qu’on confonde leurs propos avec la réalité. Sur « Sing For The Moment », il affirme que la célébrité fait de lui une cible. Sur « Hailie’s Song », il dit tout le poids qu’elle fait peser sur ses épaules. Et sur « Say Goodbye Hollywood », le rappeur dit qu’il n’avait jamais rêvé que sa notoriété atteigne de tels sommets, et que, tout compte fait, cela n’en valait pas la peine. Même si, peu après, sur « Without Me », il se réjouit avec moquerie d’être indispensable à la société du spectacle. Et que sur cet autre standard de son répertoire qu’est « ‘Till I Collapse », avec Nate Dogg, il clame avec ses tripes qu’il s’adonnera toujours avec passion à la musique, jusqu’à la mort.

Sur The Eminem Show, aussi, Eminem traite de la grande question, la couleur de sa peau, en tenant (puisqu’avec lui rien n’est simple, puisque c’est sa façon de jouer de la nuance) des propos contradictoires. Sur « Without Me », il se réjouit et se lamente à la fois d’être le nouvel Elvis Presley, la star blanche qui s’enrichit sur le dos d’une musique noire. Sur « My Dad’s Gone Crazy », il se dit le fils de Vanilla Ice. Sur cet énorme règlement de compte avec ses détracteurs qu’est « White America », il avoue qu’il aurait moins vendu s’il avait été noir, mais il rappelle aussi que tout le monde se fichait de sa couleur quand il était dans l’underground et qu’il est celui grâce auquel Dre a été remis en selle.

Être blanc, en Amérique, c’est être associé au rock. Et là encore, le Slim Shady avance à visage découvert. Pour une large part, The Eminem Show s’inspire de cette musique. Le rappeur laisse libre court à sa passion pour la musique de stade des années 70. Les guitares électriques pleuvent (« White America », « Cleanin’ Out My Closet », « Superman ») et les mélodies sont de sortie. Le single « Sing For The Moment » est élaboré à partir du « Dream On » d’Aerosmith, solo de guitare inclus, et « Hailie’s Song », où Eminem chante, évoque le « When My Guitar Gently Wheeps » des Beatles.

The Eminem Show est, encore plus que les autres, un album d’Eminem sur Eminem. Il est plus que jamais sa chose. Ici, le rappeur s’occupe de l’essentiel de la production, avec succès qui plus est, ses travaux soutenant plutôt bien la comparaison avec les quelques contributions de Dr. Dre.

The Eminem Show est présenté parfois comme moins grossier que ses prédécesseurs. Mais ce n’est pas exact. Le personnage infréquentable de Slim Shady refait plusieurs fois apparition, sur « Without Me » notamment. Il y a encore des jurons homophobes et des relents sexistes, sur « Superman » tout particulièrement, et sur l’un des skits, le rappeur joue un raté prêt au féminicide. Il est acrimonieux sur « Soldier », un autre titre où il maintient l’ambiguïté sur l’authenticité de son personnage féroce. Plus léger, dans le registre clownesque du rappeur, il y a aussi ce « Drips », à propos de ces femmes faciles et trompeuses, sources de maladies vénériennes, et un facétieux « Business », où Eminem se présente avec Dr. Dre comme les Batman et Robin du rap, avec une instru typique du producteur californien.

Eminem reste furieux. Il s’en prend à tout un tas de gens divers (George W. Bush, R. Kelly, Canibus, Jermaine Dupri, Limp Bizkit, Moby, les femmes de vice-présidents Lynne Cheney et Tipper Gore…) et à l’hypocrisie de l’Amérikkke en général, disant à ceux qui pensent qu’il pervertit son pays qu’il est, en vérité, son miroir. Sur « Cleanin’ Out My Closet », il lave son linge sale en public, réglant ses comptes avec son père absent, son épouse, et surtout avec cette mère si peu maternelle. Dans cette famille, seule sa fille trouve grâce à ses yeux, d’après la chanson qui lui est dédiée « Hailie’s Song » ; ce qui ne l’empêche pas d’exposer la gamine à ses addictions, à en croire « My Dad’s Gone Crazy »…

Tout cela, c’est du Eminem pur jus. Et tant mieux s’il continue ce numéro d’agitateur tragi-comique. Parce que sur cet album qui a tout pour lui, sur ce disque qui pourrait bien être le meilleur de sa carrière, il eut été dommage qu’il manque ce qu’annonce le titre : le grand show habituel d’Eminem.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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