DIGABLE PLANETS – Reachin’ (A New Refutation Of Time And Space)
Sorti le 9 février 1993,
chez Pendulum Records et Elektra Records.
Les trois de Digable Planet ne sont pas les premiers à faire du jazz rap. D’autres tels que Gang Starr et A Tribe Called Quest le promeuvent alors de façon plus essentielle, facilitant l’essor de ce sous-genre caractéristique du début des années 90. Mais en 1993, au temps de son succès, aucun titre ne symbolise aussi bien cette tendance que le single « Rebirth Of Slick (Cool Like Dat) ». Il faut dire qu’avec leurs cuivres suaves et leurs raps doux, les New-yorkais offrent à la formule sa déclinaison ultime, poussant à son comble cette logique de résurrection du jazz cool dans le rap ; une approche poursuivie tout au long du premier album.
Rien qu’avec l’apostrophe de son titre, un retour à cette manière très jazz d’orthographier les verbes, Reachin‘ annonce la couleur : tout au long de l’album, il ne sera question que de cette musique. Les samples, à l’image de ceux de « Rebirth Of Slick (Cool Like Dat) », sont infusés de cuivres et de basses bondissantes. Même s’ils ne sont pas tous issus du genre en question (il y a aussi du James Brown et du Kool & The Gang), ils s’emploient à recréer l’atmosphère d’un club de jazz, jusque dans les visuels noir et blanc des vidéos.
Les paroles abordent le sujet, comme sur « Last Of The Spiddyocks », qui s’interroge sur la propension de jazzmen célèbres à forcer sur les drogues, et sur « Pacifics » une ode à New-York qui crée un continuum entre l’imagerie hip-hop, celle du hood, celle du block, et un jazz éternel. Comme les trois rappeurs l’expliquent sur « Jimmi Diggin’ Cats », leur rôle est de mêler passé et présent.
Pour compléter le tableau, Ishmael Butler, Mary Ann Vieira et Craig Irving ont le profil lettré et arty aujourd’hui associé au jazz. Basés à Brooklyn, mais issus d’endroits différents des Etats-Unis, les trois rappeurs se sont liés à l’université, à Philadelphie (les deux derniers sont alors en couple), et leur profil intellectuel se manifeste par de multiples détails. Le sous-titre de l’album, A New Refutation Of Time And Space, est une allusion à un essai de Jorge Luis Borges. Et à l’occasion, nos trois amis citent Nietzsche, Marx, Orwell, Sartre et Camus. Leur rap prend parfois les atours d’une poésie douce.
Leur choix de s’affubler de curieux noms d’insectes (respectivement Butterfly, Ladybug Mecca et Doodlebug) traduit un certain goût pour le concept. Et même si le thème général de l’album (l’art d’être cool, les plaisirs suaves, le bonheur de se sentir bien) peut parfois paraître inconséquent, il y a sur cet album quelques traces de combats sociaux caractéristiques des élites libérales américaines, comme sur « La Femme Fetal », un titre en faveur du droit des femmes et de l’avortement, d’autant plus puissant qu’il est faussement calme et entonné exclusivement par Butterfly, un homme.
Cette posture, éloignée de la rue, vaudra à Butterfly, Ladybug Mecca et Doodlebug d’être perçus comme un groupe destiné aux hipsters et au grand public, plutôt que comme rappeurs pur et dur, une réputation qu’ils s’efforceront de corriger sur l’album suivant, un Blowout Comb plus sombre, austère et frontalement politique. Cependant, quelque part, leurs détracteurs ont raison, comme le montreront les aventures futures de Butterfly, qui intégrera dans les années 2000 le label indie rock Sub Pop et qui se fera expérimentateur avec Shabazz Palaces, ou le parcours de la rappeuse Ladybug Mecca, qui retrouvera ses racines brésiliennes sur son solo, Trip The Light Fantastic. Mais dans cette veine à eux, qu’on l’appelle « rap alternatif » ou quoi que ce soit d’autre, Digable Planet fait partie des meilleurs, en 1993.