JEAN GIONO – Un roi sans divertissement

JEAN GIONO – Un roi sans divertissement

Paru en 1947,
chez La Table Ronde.

C’est une histoire de serial killer, mais ce n’est rien de ce que vous imaginez.

Il y a d’abord le cadre. Les Alpes françaises, en plein cœur du XIXème siècle. Le Diois plus précisément, au bord du Vercors, une région d’autant plus recluse que chaque village, chaque hameau, est séparé par un col ou par un sommet, et que sur une bonne moitié de l’année, la neige achève de l’isoler. La montagne devient alors un paysage tout blanc, de chemins noyés dans les nuages, de routes encombrées de glaces, au milieu duquel vit une paysannerie âpre et grossière.

Il y a l’écriture, aussi. Elle est en phase avec cette société rude. Pour témoigner de la sale affaire (ou plus précisément, des deux sales affaires) qui forment l’intrigue, l’auteur emploie le style imagé des habitants. C’est du langage parlé. C’est une plume hachée et imagée. Le récit est parcouru de répétitions, de parenthèses et de digressions. Néanmoins, il est incroyablement travaillé, rempli de métaphores audacieuses et inhabituelles, et de dialogues aux réparties brutales et inattendues.

Enfin, il y a le personnage. Pas le meurtrier en série, qui n’est désigné que par ses initiales, M.V, et dont on méconnait les motivations. En réalité, celui-ci intéresse peu l’auteur. Non, le protagoniste principal, tout au contraire, c’est celui qui traque le tueur. Celui annoncé par la citation de Pascal qui intitule ce roman. Le roi sans divertissement, c’est lui. C’est ce meneur d’hommes qui a connu la guerre et les colonies, et qui, revenu du tout, n’a plus que cette enquête pour lui donner goût à la vie.

C’est une histoire de serial killer, mais ce n’est pas ce que vous pensez. Car c’est avant tout du Giono.

Un roi sans couronne est son premier livre après la Libération, et son interdiction de publier pour avoir été jugé trop complaisant pendant l’Occupation. C’est un Giono meurtri qui reprend alors la plume. Un Giono pessimiste, qui croit en la banalité du mal, en la mauvaiseté de l’homme banal, le fameux M.V. par exemple, un personnage sadique, mais aussi un montagnard bien ordinaire.

Ordinaire, l’enquêteur ne l’est pas, lui. Quand il fait son entrée tardive dans le roman, quand il intervient dans le village terrorisé où se déroulent les crimes, le capitaine de gendarmerie Langlois fait figure de sauveur. Il est résolu, méthodique, doté d’assurance, d’une belle prestance, d’un passé d’officier dans les colonies et, on le découvrira un peu plus tard, d’un riche capital relationnel. Et il est sagace. Se mettant dans la tête de l’assassin, il découvre ce qui le motive : dans ces montagnes blanches et reculées, le meurtrier en série cherche un divertissement. Voilà pourquoi il n’attaque pas le jour de Noël, quand lui est donné un autre spectacle distrayant, celui de la messe de minuit.

Si le capitaine Langlois comprend si bien ce manque de divertissement, c’est qu’il en souffre aussi. Après des années d’excitation au sein de l’armée, il peine à trouver de l’ivresse dans sa vie. La traque du meurtrier lui en redonne un peu. Celle d’un loup aussi, qu’il entreprend avec le renfort de tout le village, et qui en est une répétition. Deux fois, quitte à s’affranchir des règles et des lois, le gendarme prend plaisir à tuer. Mais il lui faut continuer à s’occuper l’esprit. Il lui faut d’autres projets encore. Un labyrinthe végétal peut-être. Ou un mariage. Même si, à ce moment-là, il est déjà trop tard pour lui.

Langlois, on peut le penser, ce sont ces Résistants qui se sont empressés de condamner Giono après la guerre, à cause de son manque d’engagement contre l’occupant et de son pacifisme radical. Des Résistants dont le désir d’action violente était au fond très comparable à celui de leurs ennemis.

Ce roman, donc, c’est encore du Giono. La face sombre de Giono, mais du Giono quand même. Avec toujours la même intention : à travers des chroniques rurales, nous immerger au plus profond du quart Sud-Est de la France d’autrefois. Nous en décrire les gens, les routines, les métiers, les villages, les reliefs, les paysages, les saisons et les mentalités, indépendamment de l’intrigue qui en est le cœur, ou le prétexte, qu’elle nous parle d’un meurtrier en série, pourquoi pas, ou de tout autre chose.

Car après tout, il l’a avoué : c’est d’un hêtre, dont l’auteur a d’abord voulu nous parler, avant d’imaginer autour de lui toute cette histoire de crime. C’est cet arbre, qui a été le départ de son inspiration. C’est de lui, dont il voulait parler. Avant de nous relater des histoires, Giono raconte la nature. C’est de la neige, qui couvre et qui recouvre impitoyablement le Diois, dont on se souvient une fois le livre refermé. Qu’elle soit parsemée de grosses gouttes de sang n’est au fond qu’un détail.

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The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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