POUL ANDERSON – The High Crusade (Les croisés du cosmos)
Publié le 18 novembre 1960,
chez Doubleday.
L’une des caractéristiques de Poul Anderson est sa passion pour l’Histoire. Il l’a montrée à travers sa série la plus célèbre, La patrouille du temps, et avec ses romans historiques. Cet intérêt, on le trouve aussi, dans ce livre savoureux qu’est The High Crusade, ainsi que dans sa suite, la nouvelle « Quest ».
Le début de l’intrigue a tout d’une tarte à la crème : des extra-terrestres hostiles débarquent sur la Terre dans le but de se l’approprier et de réduire sa population en esclavage. Mais ce qui change tout, c’est que cette invasion survient au XIVème siècle, dans l’Angleterre médiévale. Bardés d’armes et autres joujoux de haute technologie, et habitués à terroriser des civilisations bien inférieures à la leur, ne serait-ce que par leur apparence, les Wersgorix (c’est le nom de ces aliens, qui ne sont pas ici des petits hommes verts, mais de grandes créatures bleues) vont se trouver bien dépourvus quand les chevaliers du coin vont se rebiffer, qu’ils vont les massacrer à grands coups d’épées et qu’ils vont s’emparer de leurs engins. Se lançant dans l’espace, ces Anglais vont alors, presque à leur corps défendant, se lancer dans la conquête de l’empire intersidéral qui avait voulu les asservir.
Raconté ainsi, The High Crusade ressemble à une vaste blague, et encore plus quand on l’approche via son titre français, le mal traduit Les croisés du cosmos (et pourquoi pas Les zinzins de l’espace, tant qu’on y est ?). Et de fait, la dimension humoristique existe bel et bien. Poul Anderson ne manque pas d’exploiter le potentiel comique offert par ce choc improbable des civilisations, et plus encore par la déconvenue de ces Wersgorix imbus de leur supériorité. C’est aussi cette veine loufoque qui sera explorée, quand des réalisateurs allemands se lanceront en 1994 dans une adaptation filmée.
Toutefois, The High Crusade est beaucoup plus que le pendant intergalactique des Visiteurs. Il est, avant tout, un exposé sur l’un thème récurrent dans l’œuvre de Poul Anderson : la sous-estimation funeste, par les sociétés qui sont technologiquement les plus avancées, de celles qui le sont moins. Le livre est une démonstration par l’exemple que ce préjugé est infondé. En dépit de leur nombre et de leur armement sophistiqué, les Wersgorix vont découvrir à leurs dépends qu’ils n’étaient en rien supérieurs à ces gueux à cheval et armés d’armes blanches, qu’ils ont découverts sur Terre.
D’abord, ces croisés d’un genre particulier ont la foi. Celle-ci est ébranlée plusieurs fois, la découverte d’autres mondes les lance dans des débats théologiques ardus : les Wersgorix ont-ils une âme, où se placent-ils dans la hiérarchie des espèces ? Mais elle leur confère une audace sans équivalent. Les textes bibliques sont lus dans un sens qui s’accommode de leurs découvertes. Et bientôt, leur présence dans l’espace est interprétée comme un dessein divin, et non plus comme un concours de circonstances. Ces Anglais se sentent investis d’une mission : convertir toute la galaxie à la vraie foi.
Ensuite, paradoxalement, leur retard technologique leur apporte une avance dans tous les autres domaines. Venant d’une Europe médiévale où tous sont en conflit contre tous, ils sont rompus à l’art de la guerre, et ils font preuve d’une souplesse tactique dont les Wersgorix sont incapables. Issus d’un empire centralisé, ces derniers ignorent les arcanes de la politique, alors que les Terriens savent organiser un jeu d’alliance astucieux avec les peuples asservis. Endormis par un monde stable et dans le confort de la technologie, leurs adversaires n’ont pas la même inventivité. Et leur technologie, puissante et ergonomique, est utilisée contre eux par les chevaliers anglais, qui n’ont pas le moindre état d’âme quand il faut les assommer à grands coups de bombes atomiques, ou recourir à la torture.
… the star-folk are like children.
And why? Well, on Earth, there’s been many nations and lords for many centuries, all at odds with each other, under a feudal system nigh too complicated to remember. Why’ve we fought so many wars in France? Because the Duke of Anjou was on the one hand the sovereign king of England and on the other hand a Frenchman! Think you what that led to; and yet ’tis really a minor example. On our Earth, we’ve perforce learned all the knavery there is to know (pp. 167-68).
… les gens des étoiles sont comme des enfants.
Et pourquoi ? Eh bien, sur Terre, il y a eu de nombreuses nations et de nombreux seigneurs pendant de nombreux siècles, tous en conflit les uns avec les autres, sous un système féodal bien trop compliqué pour qu’on s’en souvienne. Pourquoi avons-nous mené tant de guerres en France ? Parce que le Duc d’Anjou était d’une part le roi souverain de l’Angleterre, et d’autre part un Français ! Pensez à quoi ça nous a menés ; et ce n’est qu’un petit exemple. Sur notre Terre, nous avons appris par la force des choses toutes les combines qu’il nous fallait connaître.
Ces mots sont de Roger de Tourneville, l’homme à la tête de l’expédition.
Ce baron anglais est la dernière raison du succès des croisés. Il est ce qui manque cruellement aux Wersgorix : un vrai chef, visionnaire, capable d’inspirer la confiance à ses soldats. A plusieurs reprises, alors qu’il est lui-même aux prises avec le désespoir, constatant avoir mis les pieds dans un monde trop dangereux pour lui, on le voit stimuler et encourager ses hommes. Face à ses ennemis venus de l’espace, il sait faire preuve d’une détermination sans faille, pratiquer le bluff, prendre les risques qu’il faut, pour parvenir à ses fins. Toutefois, afin que son portrait soit plus humain, Poul Anderson prend soin de le montrer moins heureux en amour qu’au combat, complexifiant ainsi l’intrigue, et injectant chez les croisés un soupçon de dissensions internes qui deviendra pour eux la seule véritable menace.
La supériorité technologique n’est pas la supériorité. Voici donc le message que nous transmet Poul Anderson avec The High Crusade, lequel rejoint, comme l’a souligné à juste titre l’anthologiste Jacques Goimard, les enseignements professés à la même époque par Claude Lévi-Strauss. C’est aussi la même constatation, la faiblesse des civilisations avancées, que fait Lovecraft dans son œuvre, comme le souligne le très bon essai que lui a consacré Michel Houellebecq. Qu’on en tire une idéologie humaniste, comme Lévi-Strauss (respectons les autres civilisations, car elles ne nous sont pas inférieures), raciste et fascisante, comme Lovecraft (craignons les autres peuples, car ils pourraient prendre sur nous le dessus), ou que l’on ait un point de vue plus neutre, comme Anderson dans ce roman, c’est toujours le même constat : l’avantage des âmes compte bien plus que celui des armes.