ANDREAS ESCHBACH – Des milliards de tapis de cheveux
Paru en 1995,
chez Heyne Verlag.
Traduit par Claire Duval.
Un bon roman commence souvent avec une bonne idée. Cela s’est vérifié avec Des milliards de tapis de cheveux, un livre devenu, depuis sa parution en 1995, un classique de la science-fiction. L’auteur, l’Allemand Andreas Eschbach, l’explique dans la postface de l’ouvrage. Ce qui, au départ, avant qu’il ne la reprenne et qu’il ne l’étoffe, n’était qu’une nouvelle rédigée à l’arrache pendant ses années d’études, a durablement capté l’attention grâce à son intrigue pour le moins inhabituelle.
L’idée originale en question est celle exposée dans le titre : des milliards de tapis, élaborés avec des cheveux humains. Autour de ce concept pour le moins singulier, Eschbach a imaginé une société entière. En son centre, se trouve une caste de tisseurs chargés de réaliser ces objets complexes et délicats, au terme de longues vies de labeur, avec les crins de leurs femmes et de leurs concubines, puis de transmettre leur art à leurs garçons, des fils nécessairement uniques puisque tout autre nouveau-né mâle doit être sacrifié. L’auteur débute ainsi cette histoire cruelle. Et tout du long, il tient le lecteur en haleine avec cette question : pourquoi. Et il le fait bien. Admirablement bien.
Eschbach ne révèle pas d’un coup le fin mot de l’intrigue. Il la dévoile peu à peu, par fragments. Chaque chapitre, en effet, est une histoire en soi, à propos d’un autre personnage que la précédente, qu’il ait été croisé ou pas plus tôt dans le roman. Petit à petit, avec chacune de ces nouvelles, l’auteur nous fait prendre du recul, de la perspective. D’abord, il se penche sur une communauté villageoise aux allures primitives. Et puis, à travers les yeux d’un professeur, d’un marchand ou d’un flutiste, c’est tout une planète que l’on découvre. Puis un immense et immémorial empire intergalactique, qu’une rumeur prétend tombé entre les mains de rebelles, bien que beaucoup refusent d’y croire.
Cet article ne dira rien de plus sur cette histoire. Nous ne gâcherons pas la saveur apportée par chaque révélation, par chaque nouvel indice égrené par l’auteur à propos des mystérieux tapis. Nous nous contenterons de préciser que cela n’est pas de la science-fiction telle que beaucoup l’imaginent. Bien écrit, rempli de descriptions évocatrices, nous emmenant tour à tour d’un tisseur à l’autre, puis d’une planète à la suivante, nous transportant du monumental Palais des étoiles aux ruines du Palais des larmes, des milliards de tapis de cheveux ressemble plutôt à un conte (voire à de nombreux contes), à une fable dont le thème principal est le rapport fort et vicieux entre la foi et le pouvoir.
Eschbach nous parle de convictions qui peinent à se défaire, d’idéologies qui nient l’évidence dans le seul but de survivre. Comment admettre une erreur, un aveuglement, un mensonge, quand on a structuré toute sa vie autour d’eux ? Comment les reconnaître, quand on leur a sacrifié l’essentiel, un fils par exemple, ou bien un frère ? Comment, quand son propre statut repose tout entier sur une croyance, quand il vous a offert le pouvoir sur vos semblables, vouloir admettre avoir été mystifié ?
L’auteur met en scène des existences qui n’auraient aucun sens, sans les objectifs vains et déments que d’autres se décident à leur donner, ici ces absurdes tapis de cheveux, qu’une galaxie tout entière a produit pendant des millénaires. En contrepoint, il nous parle du vertige absolu qu’apporte la liberté, de l’inconfort dont elle est synonyme, et du confort qu’offre à l’inverse la servitude.
Le vrai pouvoir, nous dit l’auteur, c’est celui de nous imposer une raison d’être, c’est celui de proposer un sens à l’absurdité de la vie, c’est celui de nous donner un objectif, fut-il lui-même délirant. Après avoir tant poursuivi ce but, au prix de tant de sacrifices, il ne sera plus possible de contester, de revenir en arrière. Ce mécanisme, c’est celui qui faisait dire à de vieux militants communistes, à la chute du Rideau de fer, « ils verront bien, ils regretteront ». C’est celui qui interdit aux prêtres de douter et de semer le doute, après avoir renoncé une vie durant à ce besoin fondamental de l’être qu’est la sexualité. C’est ce qui conduit les tisseurs d’Eschbach à persévérer dans ce travail fastidieux qui bouffe leur santé et leur vie, malgré tout, quand au bout de l’histoire est découvert le pot au rose.