Cela fait maintenant une décennie que Tyler, the Creator a pris toute sa place dans le paysage du rap. A ses débuts, toutefois, il aurait été difficile de prédire le cours qu'a pris sa carrière. Dans un premier temps, on aurait pu penser que son rôle se serait limité in fine à celui de l'activiste, du leader, du gourou. Son destin aurait pu être, comme meneur d'Odd Future, de révéler des artistes plus grands que lui, tels Earl Sweatshirt, Frank Ocean, ou bien encore, en marge du collectif californien, Vince Staples. Ses premiers sorties ont été des événements, mais au bout du compte, tout sur Goblin, son premier album, n'était pas au niveau des abrasifs "Yonkers" et "Radicals", et ses projets d'après ont parfois déçu.

TYLER, THE CREATOR - IGOR

Seulement voilà : en 2019, dix ans après ses premières apparitions, Tyler Okonma est toujours là, au premier plan. Son cinquième album, IGOR, a été numéro 1 aux Etats-Unis et il a recueilli des honneurs critiques quasiment unanimes.

Cependant, nous n'avons plus affaire au même Tyler qu'autrefois. Certes, il aime toujours les expérimentations, ses morceaux changent encore de direction de façon impromptue, quelques moments demeurent brutaux comme "What's Good" et cet "Igo's Theme" vrombissant, l'horreur continue à le fasciner (il nous parle de Dracula, Igor est l'assistant terne et maléfique que la tradition cinématographique attribue au Docteur Frankenstein) et son influence reste la même : les sons des Neptunes et de N.E.R.D. l'ont traumatisé à vie. Mais dorénavant, c'est la face la plus ensoleillée de la musique de Pharrell (d'ailleurs présent ici) qu'il privilégie.

IGOR, ce n'est plus la formule agressive, dure et inconfcortable que le Californien privilégiait en 2009, mais un rap qui dérive souvent vers le chant et qui déborde généreusement vers le jazz, la soul et le R&B, comme avec la belle conclusion toute en mélodies vocales, guitare chatoyante et synthé scintillant de "Are We Still Friends?". Ce n'est plus la musique misanthropique et claustrophobe des débuts de Tyler, mais un blockbuster aux horizons larges où se bousculent des figures de l'intelligentsia rap et au-delà. Outre Pharrell, viennent l'épauler ni plus ni moins moins que Kanye West, Solange, Cee-Lo Green, Santigold, Jack White, Playboi Carti, Lil Uzi Vert et le Britannique Slowthai, entre autres.

Sur sa mixtape Bastard, puis sur Goblin, son premier album, Tyler était un adolescent cynique et insolent. Mais à présent il se penche sur ses sentiments et il se montre vulnérable, nous racontant tout au long de cet album concept son rôle malheureux au sein d'un triangle amoureux. Sur "I Think", un très beau duo avec Solange, l'irascible rappeur confie avoir connu l'amour. Sur "New Magic Wand", il implore l'être aimé de ne pas le quitter. "Puppet" est une réflexion sur la perte de liberté conséquente à l'amour. "I Don't Love You Anymore", est une tentative délicate de faire le deuil de ses sentiments. Quant au single qui porte l'album, "Earfquake", loin du rap âpre et abrupt de ses débuts, c'est une chanson de cœur brisé que l'intéressé avait proposé à Justin Bieber, puis à Rihanna, avant qu'ils ne la lui refusent.

Quand il avait lancé Odd Future, les saillies homophobes de Tyler avait choqué. Mais cette fois, après avoir entretenu le doute sur sa sexualité sur l'album précédent, Flower Boy, il prend la voie du coming out. Il y a sur "I Think" une référence à Call Me By Your Name, un film à propos d'un amour gay. C'est semble-t-il un homme qu'il regrette de voir revenir vers sa compagne, et à qui il manifeste son amour. Plusieurs fois, en effet, Tyler reproche à son partenaire de ne pas s'assumer tel qu'il est. Et sur "A Boy Is A Gun", il l'appelle "my favorite garçon". Enfin, comme pour parachever cette métamorphose, le rappeur prend désormais un malin plaisir à s'afficher avec une seyante perruque au bol blonde et dans des costumes rétro, avec un humour pince-sans-rire.

Tyler, the Creator a donc bien changé, du tout au tout. Et cela pour le meilleur : cet album concept compact qu'est Igor n'a pas volé son succès, il pourrait être son plus abouti.

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