Des jeans moulants. Des visages barbus. De grosses lunettes. Voici ce qu'évoque le mot "indie", quand Kaya Oakes interroge à son propos ses étudiants de l'université de Berkeley. En devenant un genre musical en soi, le rock indépendant s'est changé en commodité. Il est devenu identifiable par un certain look, par toute une imagerie qui n'a plus forcément grand-chose à voir avec ses origines. Aussi la journaliste, poétesse et professeure, autrefois la cofondatrice d'un fanzine dédié à la scène indé, Kitchen Sink Magazine, a-t-elle voulu écrire cet ouvrage, histoire de rappeler ce que ce terme très galvaudé a vraiment voulu dire, autrefois.

KAYA OAKES - Slanted and Enchanted

Kaya Oakes retrace ainsi toute la généalogie, toute l'épopée du rock indépendant. Et elle le fait de manière pertinente. Plutôt que de commencer avec les punks, les premiers à avoir idéologisé la notion d'indépendance et bâti une scène entière en marge des majors de l'industrie du disque, elle remonte jusqu'aux hippies, jusqu'à la Beat Generation et à leurs premières volontés de contrôle artistique et d'évolution en dehors de la culture académique. Et quand elle en vient à l'immense scène punk hardcore montée par Black Flag, Minor Threat et tous les autres, elle s'attarde surtout sur les Minutemen et sur Mission of Burma, les plus arty du lot, les véritables annonciateurs de ce que le rock indé finira par devenir plus tard.

Quand elle parle du succès de ce mouvement au début des années 90, elle souligne que, si c'est sa face grunge qui s'imposa au grand public (sans doute parce qu'elle était proche du heavy metal et du rock de stade que l'Amérique aimait déjà), c'était plutôt du côté de K Records et des Riot Grrrls que s'affinait l'esthétique indé. Enfin, elle mentionne la nouvelle direction imprimée par Pavement (auquel le titre du livre est emprunté), présenté comme les vrais géniteurs de ce qu'il est devenu dans les années 2000, une musique gentiment aventureuse destinée aux classes moyennes blanches arty, bohèmes et éduquées. Bref, aux hipsters.

Le constat n'est pas neuf : autrefois positionné contre l'industrie du disque, et voué à garantir aux artistes un contrôle sur leurs œuvres, le rock indépendant est devenu un genre en soi, avec ses règles et ses codes, exploités par la Corporate America, laquelle ouvre maintenant des chaines de magasin indé, met en scène le stéréotype du fan d'indé dans ses films et téléfilms, et agrémente ses pubs de bagnole avec des chansons indé, sans que les musiciens, qui auraient trouvé cela hérétique 20 ou 30 ans plus tôt, n'y trouvent plus rien à redire.

Thus we arrive at the point where indie is simultaneously reaching a stage of oversaturation and corporatization, and it's debatable whether we should just stop using the term "indie" altogether (p. 207).

Le rock indépendant ayant perdu ses attributs premiers (la défiance vis-à-vis du capitalisme, la promotion de l'auto-entrepreneuriat, l'entraide, le do-it-yourself), le terme qui le désigne est devenu une coquille vide, tout comme celui de "rock alternatif" avant lui. Aussi Oakes cherche-t-elle à revenir à son sens premier, et à mettre en avant tout ce qui, selon elle, se rapproche d'une vraie démarche "indé". Pour démontrer que cela va au-delà des jeans moulants, elle y apparente d'autres disciplines, littérature, bande-dessinée, journalisme musical, et même artisanat, qui ont cherché à créer leur propre monde en marge de l'économie de masse.

Son livre, en conséquence, est bien davantage une réflexion personnelle, un message destiné à ses étudiants, fondé sur ses expériences propres, qu'une véritable histoire du rock indé bâtie sur un travail d'investigation et de documentation. Américaine, Kaya Oakes ne parle absolument que de son pays, entamant l'histoire du rock indépendant avec Black Flag, empruntant beaucoup au fondamental Our Band Could Be Your Life de Michael Azerrad, et oubliant le rôle pionnier des punks anglais, comme avec le Spiral Scratch EP des Buzzcocks.

Etablie à Berkeley, sur la Baie de San Francisco, elle s'appesantit sur les gens du coin, écrivains de la Beat Generation, ou groupes comme Operations Ivy et Green Day. Cofondatrice d'un fanzine, elle dédie un chapitre entier à ce type de média. Ancienne vendeuse dans une librairie spécialisée dans les comics, elle en parle sur des pages et des pages. Et ce côté biographique, c'est la grande limite de l'ouvrage. Il évolue en vase clos. Il n'apprend rien. Il manque de vision.

Il s'attaque aussi à un faux problème. Car in fine, que l'indé ne soit plus vraiment indé, est-ce vraiment une tare ? Fallait-il espérer autre chose d'un genre devenu populaire ? Est-ce vraiment problématique si, par ailleurs, notamment sur Internet comme Oakes le dit elle-même, d'autres artistes, issus de toutes les disciplines imaginables, adoptent cette même approche autonome et indé ? Ce continuum qui existe aujourd'hui entre les vrais indés et les médias de masse, et permet de passer plus aisément qu'avant d'un monde à l'autre, n'est-il pas une bonne chose ?

La vérité, c'est que l'indé a gagné sur tous les plans : sur l'économique, où il n'a jamais été aussi visible ; sur l'artistique, où il n'y a jamais eu autant de gens empruntant la voie de l'indépendance, même s'ils ne sont pas nécessairement "indé" tels qu'on l'imagine, ni même forcément rock. C'est d'ailleurs, au fond, cela seulement que Kaya Oakes regrette : une époque révolue, où la musique qu'elle aimait était aussi celle qui épousait ses principes idéologiques.

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