Une fois Company Flow séparé, El-P semble avoir capté toute l'attention qui était due au groupe phare du rap indé, au détriment de ses camarades. Peut-être parce qu'il était blanc, et que les deux autres étaient noirs, diront les mauvaises langues. En tout cas, il y eut une injustice dans cet intérêt disproportionné accordé au fondateur de Def Jux, alors que l'autre rappeur du trio, le meilleur selon beaucoup, Bigg Jus, lui aussi producteur et patron de label à ses heures, s'illustrait par un rap tout aussi engagé, habité et porté sur l'expérimentation.

BIGG JUS - Black Mamba Serums v2.0

Cette nature expérimentale était patente sur le deuxième Black Mamba Serums (un disque largement distribué en Europe grâce aux Anglais de Big Dada), jusque dans l'histoire de sa conception. Celui-ci, comme l'indiquait le "2.0" de son titre, était en effet la seconde mouture d'un album qu'il avait déjà livré 2 ans plus tôt sur un label japonais, et qui était lui-même une version retravaillée du EP Plantation Rhymes, que le rappeur avait sorti en 2001 sur sa propre structure, Sub Verse. A la manière d'un concepteur de logiciel, Bigg Jus inventait une œuvre en mouvement, en évolution, qu'il actualisait et qu'il perfectionnait de façon constante.

La démarche se voulait particulière et avant-gardiste, et le contenu l'était aussi. Comme El-P, Lune TNS (l'un des nombreux autres pseudonymes de Justin Ingleton) aimait cuisiner ses beats de manière complexe, difficile et fracturée. Que sa musique se pare d'une profondeur sobre et mélancolique, ou au contraire qu'elle se fasse bruitiste, elle était toujours mouvante et inconfortable. Elle était faite d'associations improbables, comme celle d'un piano et de steel drums sur "The Fr8s". Et elle passait sans crier gare d'un mouvement à l'autre, sans troubler un rappeur dont le phrasé, enlevé et affranchi du rythme, semblait absolument imperturbable.

Comme El-P, encore, Bigg Jus optait pour une posture politique, dans la tradition de Public Enemy, sa cible privilégiée étant un certain George W. Bush. Comme son ancien compère, il soldait aussi ses traumatismes d'enfance, réglant son compte, non pas comme l'autre, avec son beau-père, mais avec sa grand-mère ("Dedication to Peo"). Enfin, ce qui lui restait de bile était réservé, dans la pure tradition du rap underground, aux MCs de pacotille, à la figure desquels il crachait ce définitif : "it's plantation rhymes, 'cause most of you emcees rhyme like SLAVES!" : ce sont des rimes de plantation, car pour la plupart vous rappez comme des ESCLAVES !

Ecouté en entier, même dans sa version écourtée, cet album était éprouvant. Il se montrait également un peu bancal, mal assemblé. En somme, il était la victime de ses ambitions. Mais quitte à poursuivre la comparaison, il n'en allait pas autrement des albums d'El-P, comme Fantastic Damage, qui bénéficiait au même moment de l'hystérie exagérée d'une critique qui cherchait à se faire pardonner d'avoir zappé Company Flow quelques années plus tôt, et qui aurait largement pu réserver le même accueil à ce Black Mamba Serums brouillon et très imparfait, mais riche, haletant et prodigue, dans chacune de ses incarnations successives.

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