Stimulé par l'émergence récente de nouveaux artistes souterrains et créatifs, le vieil underground de la fin des années 90 semble vouloir retrouver des couleurs. C'est ainsi qu'en 2012, El-P, Bigg Jus, Brother Ali, Dose One, I Self Devine, Busdriver, Radioinactive, et même Mhz, pour n'en nommer que quelques-uns, sortent tous des albums, après parfois de longues années de silence. Parmi tous ces gens, cependant, celui qui s'en tire le mieux pourrait bien être Aesop Rock.

AESOP ROCK - Skelethon

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N'allez pas compter sur Ian Bavitz, alors qu'il se dirige vers la quarantaine, pour sacrifier à l'air du temps. Ce qu'il propose aujourd'hui, c'est peu ou prou la même formule que pour l'ensemble du rap indé circa 2000. Mieux, il livre à ce genre ancien, avec dix ans de décalage, l'un de ses meilleurs spécimens. Aesop Rock persévère avec ses paroles intello, obtuses et intriquées, dont même les anglophones peinent à saisir le sens. Il raconte des histoires comme nulles autres dans le rap, comme celle de ce bébé tombé dans une piscine pendant que ses parents célébraient la fête nationale, et miraculeusement sauvé par son chien !

Comme d'autres sur Rhymesayers, un label qu'il a rejoint après la fin de Def Jux, Aesop Rock prend une pose introspective, il manifeste un goût prononcé pour les confessions et pour l'autocritique ("Gopher Guts"), et il cultive des idées noires. L'allure morbide de ce Skelethon, ses histoires sinistres ("Crows 1" et "Crows 2"), ne trompent pas : c'est un MC le cœur en berne qui l'a enregistré, un homme marqué par son divorce et par le décès de son ami Camu Tao, un rappeur écœuré par le monde de la musique ("Zero Dark Thirty"), et qui se montre tenté par l'isolement et le retour vers l'adolescence ("ZZZ Top"), même s'il sait garder un vernis d'humour et de jovialité, comme quand il évoque son aversion d'enfance pour les légumes ("Grace") ou la mémoire de l'ancien Mhz ("Racing Stripes").

Sur ce disque, la musique aussi sonne comme il y a 10 ou 15 ans, Aesop Rock cumulant des sons sombres, heurtés et fracturés, percussions en avant, qui n'ont pas peur de se frotter aux guitares du rock ("ZZZ Top", l'excellent "Cycles to Gehenna", "1,000 O'Clock", "Grace" et d'autres titres encore), aux expérimentations électroniques ou à d'autres bruits improbables (des feux d'artifice sur "Saturn Missiles"). Tout ça n'est pas très loin, en fait, de ce qu'a l'habitude de produire El-P, son ancien patron de label. Et le plus admirable dans tout cela, c'est que cette musique meilleure que jamais n'est autre que la sienne.

Exit donc un Blockhead qui, de toute façon, a souvent été trop linéaire pour Aesop Rock. Ce dernier, cette fois, a produit seul l'intégralité de cet album. Sur tous les plans, à un Rob Sonic ou une Kimya Dawson près, il en est l'unique architecte et acteur. Cette chevauchée en solitaire, c'est parfois le talon d'Achille de Skelethon. A la longue, couplé à ces sons agressifs et éreintants, ce flow sur-articulé, la marque de fabrique du rappeur, s'avère lassant et oppressant. Et pourtant, dans le même temps, comme souvent avec les œuvres les plus solitaires et les plus personnelles, cet album pourrait bien être le plus abouti de sa discographie.