"The Strokes, trop beau pour être vrai ?" Ainsi avait titré le magazine français Rock ‘n’ Folk en septembre 2001, au beau milieu d'un revival rock porté par tout un tas de groupes en "the", Strokes et White Stripes en tête. Après des années 90 où l’hégémonie du genre avait été fortement contestée par le hip-hop et par les musiques électroniques, voici donc, fantasme devenu réalité, que réapparaissait du vrai bon rock classieux comme autrefois. Et que celui-ci, loin de sentir le réchauffé, était porté par la fougue de jeunes groupes talentueux pour de vrai. Eh bien, au coeur de l'année 2010, les fans de rap auraient pu reprendre cette formule à leur compte, et se demander, à leur tour, si cela était "trop beau pour être vrai". Ils ont dû se pincer pour s’assurer qu’ils ne rêvaient pas à l'écoute du premier album de Roc Marciano, qui semblait reprendre les choses là pile où le rap new-yorkais les avait laissées au milieu des années 90.

ROC MARCIANO - Marcberg

Parce que, tout comme le rockeur de la décennie 90, le rappeur a été maltraité au cours des années 2000. Il a vu son genre de prédilection s’atomiser en dizaines de micro-scènes et de chapelles compliquées, avec leurs cohortes de sorties souvent très inégales, tandis qu’une toute petite poignée de stars inatteignables à la Jay-Z ou Kanye West entraînait le hip-hop dans les murs clinquants du grand showbiz international. En conséquence, de nombreux fans de rap ne se souvenaient plus qu'avec nostalgie de la période bénie où, de 91 à 96, une intelligentsia de rappeurs new-yorkais avaient rivalisé d’adresse et s'étaient concentrés sur la sortie de vrais albums, d’œuvres, marquant l’apothéose de tout un genre. Le fan de rap croyait cette espèce disparue, jusqu’à ce que, de Long Island, apparaisse le rappeur et producteur Roc Marciano, un échappé du Flipmode Squad de Busta Rhymes, et que, le temps de ce Marcberg, tout semble redevenir comme avant, comme au temps béni du meilleur hip-hop de la Grosse Pomme.

Tout, en effet, est là : les paroles, l’ambiance et la pochette, qui ramènent le hip-hop là où il est né, dans la dureté de la rue ; ce rap hardcore ("Pop") ; ce phrasé, précis, affuté, complexe, mais posé ; ce jeu adroit sur les sons et les rimes ("Raw Deal") ; ces sons à dominante soul / funk (un "Whateva Whateva" très Blaxploitation, l’orgue et les chœurs chaleureux de "Hide my Tears") ; ces beats, concis, sobres, voire atmosphériques comme avec cette splendide "Thugs Prayer", ou avec les nappes de somptueux "Don Shit" et "Marcberg" ; ces métaphores éprouvées, comme ce vieux parallèle entre femme et drogue ("Jungle Fever") ; ces boucles si dérangeantes, et pourtant addictives ("Panic") ; de l’austérité, un rap pesant qui s’embarrasse peu des refrains ; des extraits de films et des cliquetis d’armes ; une sortie sur le label du légendaire disquaire Fat Beats, qui vient tout juste de fermer ses portes ; et surtout, le principe de l’album en lui-même, conçu à nouveau comme un tout, comme un but en soi, comme un objet cohérent.

Il ne manque que les scratches, mais Roc Marciano n’est pas ici pour restaurer à tout prix une époque révolue. Certes, l’album plonge fièrement ses racines dans l’héritage du rap new-yorkais. Les Ultramagnetic MCs, RZA, Raekwon, Mobb Deep, rien de moins, ont été évoqués à son sujet. De fait, "It’s a Crime" semble échappé tout droit de Only Built 4 Cuban Linx, et la boucle de piano du prodigieux "We Do It" ressemble à un beat perdu de Robert Diggs. Mais Marcberg n’est pas un plagiat. Il sonne plutôt comme un classique perdu de cette époque bénie, proche des autres, mais avec sa tonalité propre. Dans le même temps, paradoxalement, il ne paraît nullement anachronique. Comme si, 20 après, l’âge idéal pour tout revival, il annonçait un retour massif aux recettes qui ont abouti à quelques-unes des meilleures réussites artistiques du rap. A moins, me direz-vous, que tout cela soit trop beau pour être vrai.

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