Quand, en 2001, il y a tout juste dix ans, le label Def Jux sortait le Cold Vein de Cannibal Ox, il établissait ainsi sa marque, sa notoriété et sa crédibilité, il installait son statut de tête de proue du mouvement hip-hop indépendant, alors au sommet de la vague, il acquérait une aura qui dépassait largement celle du seul rap. Cependant, pour qui suivait toute cette scène de près depuis quelques temps déjà, aucun des trois principaux instigateurs de l’album n’était un inconnu.

CENTA OF DA WEB - Beyond Human Comprehension

Centrifugal Phorce Records :: 1996 / 2003 :: acheter ce disque

Il est bien sûr inutile de revenir sur El-P, qui sortait alors tout juste de l'épopée Company Flow, et faisait déjà figure de Dieu le Père pour ce mouvement. Cependant, même s’ils étaient moins illustres, Vast Aire et Vordul avaient eux aussi un passif. Ils avaient intégré quelques années plus tôt un collectif notable de l’underground new-yorkais, une vaste confrérie s’étendant un temps à près d’une trentaine de membres, se faisant appeler la Atoms Family, et qui avait sorti quelques mois avant The Cold Vein, une compilation, The Prequel.

Quoique tout à fait dispensable, cette dernière n’était pas totalement mauvaise. Mais pour trouver le vrai disque important de ces gens, il fallait remonter plus loin dans le temps, en 1996, à un EP disponible exclusivement en vinyle, Beyond Human Comprehension, et proposé par trois des futurs fondateurs de la Atoms Fam, le beatmaker Da Cryptic One, Molecule et Whichcraft, alors réunis sous le nom de Centa of da Web. Un EP qui, après le passage réussi de Cannibal Ox chez Def Jux, a été édité en CD début 2003, et réuni à la toute première trace discographique de la Atoms Fam, moins intéressante, Archives Volume One.

Que l’on tempère tout de suite les enthousiasmes : Beyond Human Comprehension était un bon disque, qui gagne indiscutablement à être connu, mais ce n'est pas un classique : c’est avant tout sur le plan historique qu’il compte. Car il nous renvoie au tout début du rap indé, à sa genèse, à cette époque, celle aussi de Co-Flow, des Juggaknots et des sorties les plus étranges de Fondle’em, où le rap hardcore new-yorkais des années 90 se mettait à danser sur la tête et à tourner science-fiction, annonçant les expérimentations et les bizarreries de la suite.

C’est sur ce disque que l’on entend les prémices d’un hip-hop complexe et dystopique extrêmement oppressant, étouffant, stressant. Par les paroles, intriquées, débitées d’un souffle et sans frein, de manière robotique, et pleines de mots compliqués, sortis d'ouvrages scientifiques, d'anthologies space opera ou de comics de super-héros ; par la rythmique, anormalement lente ("Outer Regions"…), où des percussions pesantes et espacées jouaient du contraste avec des flows rapides ; et surtout par les beats, extraordinairement atmosphériques, nappes imperturbables ("5 Lil' Pumpkins"), pianos faussement paisibles ("Zone 2 tha Tone"), BO de quelque thriller effrayant ("Ill Visions", "Outer Regions").

Les voix sont encore celles, profondes, de rappeurs noirs biberonnés dans la rue, l’une grave, l’autre plus aigre, parfaitement complémentaires. Il y a un reste du rap le plus hardcore du début des années 90, par exemple avec les chœurs guerriers de "Brainstorm". Mais déjà, les morceaux les plus extrêmes de Funcrusher Plus sont ici, de même que l’ensemble du Psycho-Social… des Jedi Mind Tricks. Tiens d’ailleurs, on retrouve sur "Most can’t Comprehend" un sample issu du Stress: the Extinction Agenda d’Organized Konfusion, voisin de celui qu’utiliseront très adroitement les JMT. Un extrait logique, puisqu’entre le rap halluciné de Monch et de Prince Po, et le hip-hop alien de l’an 2000, il n’y avait qu’un maillon, et que celui-ci, peut-être bien, était ce vinyle de Centa of da Web.