Le Mot et le Reste :: 2011 :: acheter ce livre

Benoît Delaune, docteur en littératures comparées, a donc choisi de s’atteler à son tour à la tâche. Et cela n’est pas une mince affaire, vu le mélange de mythes, de rumeurs, d’intox et de partis-pris passionnés qui entoure le personnage, vu aussi la documentation pas toujours fiable qui existe à son sujet, disponible pour l'essentiel en langue anglaise. Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, laisse si peu indifférent, il clive tant, il laisse si peu d’espace entre le rejet absolu et l’admiration béate, qu’il est ardu de tenir à son sujet un propos neutre, posé et factuel.

Même s’il fait partie des idolâtres, l'auteur y parvient pourtant. Il traite de toutes les polémiques avec recul. Captain Beefheart est-il un personnage secondaire de la galaxie Frank Zappa ? Non, pas du tout. Le son de Trout Mask Replica croise-t-il le delta blues et le free jazz, selon la formule du même Zappa ? Non, c’est plus complexe que cela. Sa musique est-elle le produit de son seul génie, ou de ce Magic Band en mutation constante qui l’accompagne pendant toute sa carrière. Les deux, mon général, mais le Captain est à la barre pour de bon, il en est le moteur.

Il est certes épuisant de suivre les incessants changements de personnel du Magic Band, mais Delaune a le mérite de ne pas se cantonner aux anecdotes. Sa biographie n’est pas gratuite, elle s’organise autour d'un objectif précis : apporter des clés d'explication à la grande œuvre de Captain Beefheart, à son disque le plus radical, Trout Mask Replica. De nombreuses pages décortiquent cet enregistrement abscons et les conditions de sa création. Les épisodes d’avant, ceux d’après, s’articulent tous autour de ce moment clé de la carrière musicale de Don Van Vliet.

Même si des répétitions viennent parfois alourdir le propos (ainsi que quelques mots impropres, comme le fréquent "quarantenaire" à la place de "quadragénaire", étonnants sous la plume d’un docteur en lettres), Benoît Delaune traite de points essentiels dans une biographie qui a le mérite d’être claire, courte, droit au but. Alors que des œuvres touffues, comme le pavé écrit par le batteur et guitariste John French, semblent réservées aux aficionados, son livre à lui est abordable et didactique, il convient tout à fait à tous ceux qui, à l’instar de votre serviteur, aiment Beefheart pour Safe as Milk et quelques titres postérieurs, mais pour qui Trout Mask Replica est un mystère, et un plat difficile à avaler.

Aussi, malgré son admiration manifeste, l’auteur ne fait pas l’apologie du musicien. L’œuvre est célébrée, mais son créateur apparaît pour ce qu’il est : un être tyrannique, irascible, égoïste, manipulateur, mégalomaniaque, mythomane. A ses côtés, les membres du Magic Band apparaissent presque comme des saints, des martyrs, subissant avec injustice les foudres et les coups de tête du gourou.

Et c’est précisément là qu’apparaît le vrai paradoxe Beefheart. Pas celui dont parle sans cesse Benoît Delaune, et qui sert de leitmotiv ou de thèse centrale à son livre. Pas les contradictions permanentes de cet homme qui aspire au succès, mais qui fait tout pour le saborder. Non, le plus étonnant dans la carrière de Captain Beefheart, ce n’est pas tant son attitude, que la réaction de son entourage.

Voilà un homme qui, artiste maudit par excellence, se met tout le monde à dos, vomit pis que pendre sur ses anciens collaborateurs, sabote ses concerts, produit une musique incompréhensible et invendable et qui, pourtant, continue à sortir des disques sur des majors, à s’entourer bon an mal an de musiciens talentueux, à trouver des gens soucieux d’investir en lui, à se rabibocher avec tous ceux qu’il a vilipendés, Frank Zappa le premier. C’est celui-là, le vrai paradoxe, la véritable énigme Captain Beefheart, et l’une des rares que ce livre laisse irrésolues.