Reggie Gibson, alias Saafir, s'est fait connaître à l'époque où il évoluait dans l'entourage de Digital Underground, au côté d'un certain Tupac Shakur. Pourtant, on ne peut pas imaginer destinées plus divergentes que celles que connaîtront ces deux rappeurs clés de la Côte Ouest. L'un deviendra l'une des plus grandes stars que le rap ait connues, l'autre restera un secret bien gardé de l'underground.

SAAFIR - Boxcar Sessions

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Alors que 2Pac se verra paré d'une dimension christique après son décès tragique, Saafir, qui n'aura jamais rien connu d'autre qu'un succès d'estime (en plus de son rôle dans le film Menace II Society), disparaitra progressivement de la scène rap, miné par des problèmes de santé. Quand le premier montera avec succès dans la locomotive g-funk conduite par Dr. Dre, le second lui préfèrera un jazz rap difficile, plus proche de ce qui était pratiqué sur la Côte Est, et partagera des velléités arty avec ses voisins d'Oakland. C'est d'ailleurs à proximité d'un collectif phare de la Bay Area, les Hieroglyphics, que Saafir se fera un nom, en participant au Fear Itself de Casual, et en animant contre eux, à la tête de sa propre bande, la Hobo Junction, l'une des battles mythiques de l'histoire du rap californien.

Saafir donnait donc dans un rap décalé, alternatif, abstrait, à l'opposé des beats catchy et ensoleillés du g-funk de sa Californie natale. Ici, sur ce Boxcar Sessions, premier et meilleur album du rappeur, les sons, concoctés par Jay-Z (non, pas celui auquel vous pensez, un autre), J Groove et The Big Nose, étaient abrupts, austères. Pas faciles. Qui plus est, le MC les habillait de paroles sophistiquées et d'un rap tarabiscoté, il s'exprimait off-beat, avec un flow imprévisible, il rappait en décalage avec le rythme, il se jouait des beats. Ou plutôt, il en jouait.

Les tintements malsains de "Swig of the Stew", le contraste entre un phrasé rapide et une instru suave sur "Light Sleeper", le bancal "Real Circus", le conclusif et très dur "Joint Custody", ou le cool et lumineux "Just Riden", Boxcar Session devait toutes ses réussites à un équilibre dangereux, à une structure instable.

Toutefois, malgré les audaces stylistiques, ce n'était pas un college rap intello que nous proposait Saafir. Non, dans ses thèmes, ce hip-hop là restait à portée de vue du gangsta rap. Il était ancré dans les réalités urbaines, dans la rue. Il donnait dans un style battle agressif ("Battle Drill", "Swig of the Stew"), dans des ego-trips, dans des diss tracks ("Palya Hayta"), si besoin sans musique ("Westside"), et il s'autorisait sans détour des incartades phallocrates ("Worship The D").

Boxcar Session, à une époque où la frontière entre rap populiste et rap conscient continuait à s'affirmer, c'était l'exemple rare d'un hip-hop brut, dur, mais audacieux. Un fantasme pour intellos en quête de street credibility, une chance pour rappeurs de rue avides de légitimité artistique, mais qui pourtant, grand disque maudit, n'aura jamais trouvé son public, en dehors d'acharnés, de connaisseurs, dont aujourd'hui, à votre tour, vous faites désormais partie.