Dans l'esprit du commun prime souvent, encore, l'idée que le rap est un genre moins subtil que d'autres. Même chez les gens bienveillants, ceux qui montrent un intérêt et du respect pour cette forme d'expression musicale, prévaut l'idée qu'il doit son succès à l'attitude de ses acteurs, à la verdeur des paroles, à l'adresse des textes et à l'impact des rythmes, plutôt qu'à la finesse des beats. Ces galons de "musicalité", le hip-hop doit encore lutter pour les conquérir. Il doit le faire contre ses détracteurs, et même certains de ses défenseurs.

OUTKAST - ATLiens

L'idée que le rap repose sur la facilité, pourtant, ne résiste pas à l'examen. Outkast, mieux que tout autre, l'a prouvé avec ATLiens, à l'orée d'une carrière marquée par une inventivité folle et le refus de rester dans sa zone de confort.

ATLiens. Les aliens d'Atlanta. Par ce titre, Dré et Big Boi soulignent en 1996 leur singularité dans le paysage rap. Mais singulier, cet album l'est aussi au sein même de leur discographie. Souvent, il est présenté comme le premier pas d'Outkast vers des choses plus expérimentales, après ce Southernplayalisticadillacmuzik où ils ont joué à fond la carte du pimp et du playa. On en parle comme du début d'une évolution naturelle. Mais cela n'est qu'en partie le cas.

Car ATLiens est une anomalie dans la carrière du duo. L'album précédent a de commun avec les suivants ses airs de fête, son party rap, son éclectisme, ses titres enjoués. Alors que celui-ci est lent, sombre, atmosphérique, impénétrable.

ATLiens est l'album le moins bigarré d'Outkast, le moins bâtard. Même le single, "Elevators (Me & You)", est calme et suave. Et quand on voit à quel point il a cartonné dans les charts à l'époque, on se demanderait presque quels gens étranges ont été les amateurs de hip-hop dans les années 90.

Avec cette ambiance laid-back qui joue de son contraste avec des raps rapides et des scratches endiablés, avec ces effets spéciaux signés Organized Noize et qui virent quasiment au dub, avec cette soul extra-terrestre, avec ce space rap mâtiné de chœurs féminins, il sonne même comme un manifeste d'austérité et de pureté hip-hop, surtout quand Dré renchérit avec les vers suivants, sur "13th Floor/Growing Old" :

Take this music dead serious while others entertain
I see they making they paper so I guess I can't complain... or can I?
I feel they disrespecting the whole thang
Them hooks like selling dope to black folks
And I choke when the food they serve ain't tasting right
My stomach can't digest it even when I bless it

Prend cette musique au sérieux, pendant que les autres divertissent
Je vois qu'ils font du fric, j'imagine que je n'ai pas à me plaindre... ou devrais-je ?
Il sens qu'ils manquent de respect à tout notre truc
Leur refrain est comme de la drogue vendue à des noirs
Je m'étouffe quand la bouffe qu'ils servent n'a pas bon goût
Mon estomac ne peut la digérer, même quand je la bénis

Sur ATLiens, donc, Outkast cherche à faire art, le duo renonce à la facilité. Toutefois, même en mode éther et escargot, il empile les perles. La seconde partie du disque, celle où les deux redeviennent funky et invitent leurs amis, révèle les titres les plus saillants, "Millenium" en tête. Mais les merveilles les plus grandes, les vraies, "Two Dope Boyz", "ATLiens", "Wheelz of Steel" et sa boucle de guitare, "Jazzy Bells", "Elevators", s'enchainent sur la moitié la plus calme.

L'histoire d'Outkast a cela de remarquable que n'importe lequel ou presque de ses albums peut être considéré comme leur opus suprême. Pour ceux qui pensent, comme votre serviteur, qu'il est un grand groupe tout court, Aquemini, Stankonia et The Love Below peuvent chacun être présentés comme le pinacle de sa riche carrière. Mais pour ceux pour lesquels Outkast est avant tout un immense groupe de hip-hop, ATLiens demeure leur indépassable tour de force.

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