Après avoir prospecté le passé proche ou récent des musiques rock, puis black et expérimentales, Philippe Robert, accompagné cette fois de Jean-Sylvain Cabot, s'est penché sur le cas du hard rock et du heavy metal, un genre qui a connu de longues années de mépris, mais si vaste et si riche que les auteurs ont choisi de présenter leur sélection de disques sur deux volumes, et qu'une interview fleuve n'était pas de trop pour débroussailler encore un peu plus ce sujet difficile.

JEAN-SYLVAIN CABOT & PHILIPPE ROBERT

Photographies : Joelle Vinciarelli

Sur Fake For Real, nous commençons à bien connaître Philippe Robert. Mais vous, Jean-Sylvain Cabot, un peu moins. Pouvez-vous nous rappeler qui vous êtes, nous expliquer votre parcours de critique ?

Jean-Sylvain Cabot : j'ai travaillé à Rock & Folk, un peu par accident, de 1980 à 1985. J'étais un grand lecteur depuis les années 70. Et puis un jour, je me suis dit : "tiens, ils n'ont pas parlé du nouveau disque de Robin Trower, le guitariste de Procol Harum", qui venait de sortir. J'ai fait la chronique, et elle est passée le mois suivant ou deux mois après. Je leur ai téléphoné, ils m'ont dit "passez nous voir", puis "on recherche quelqu'un pour faire le hard rock, est-ce que ça vous intéresse ?". J'ai pris, même si je n'écoutais pas que ça.

Je suis tombé dans les années 80, avec le démarrage de la New Wave of British Heavy Metal, avec Iron Maiden, Judas Priest, Saxon, Motörhead et compagnie. Je connais donc bien cette période jusqu'à 85. J'ai vécu ça, je suis allé aux concerts, j'ai interviewé les artistes et chroniqué les disques. Il y avait aussi Thierry Chatain qui faisait ça avec moi à l'époque.

Le hard, c’est des souvenirs d’adolescence, les premiers 45 tours achetés : "Paranoid", "Black Night" et "Whole Lotta Love", mes années d’internat... Mais je ne suis pas un hardos, quelqu’un qui n’écoute que du métal. J'ai une culture assez éclectique. A la base, c'était surtout les Stones, les Who, les Beatles, Hendrix, les guitaristes, Eric Clapton, John Mayall et le british blues. Les groupes qui m'ont formé, c'est les Yardbirds, Cream, Hendrix, Led Zeppelin, Deep Purple, Black Sabbath, The Stooges, mais vous seriez surpris d’apprendre que parmi mes groupes préférés il y a les Zombies, les Pretty Things, Love, Spirit, Steely Dan ou encore Little Feat. Je m’intéresse aussi au rock garage et au rock psychédélique.

Après 85, j'ai quitté Rock & Folk. J'ai dû quitter la région parisienne pour des raisons de santé, et j'ai cessé d'être rock critic. Une page s'est tournée. A l'époque, il n'y avait pas Internet et la possibilité d'écrire de n'importe où. Donc j'ai fait autre chose. Je me suis consacré à des préoccupations professionnelles et familiales. J’écoutais toujours de la musique, mais plus comme avant. Je ne me suis à nouveau intéressé à la musique que dans les années 90 en flashant sur Nirvana, les Screaming Trees. Je découvre aussi des groupes comme The Dream Syndicate de Steve Wynn, Green On Red.

N'est-ce pas lié non plus à un déclin, ou à un passage au second plan de ce type de musique ?

JSC : j'ai mal vécu le punk, curieusement, sauf les Sex Pistols que j'aime beaucoup. Je me suis aussi réfugié dans les musiques plus anciennes, dans le blues par exemple, et j’écoutais beaucoup de blues moderne : Stevie Ray Vaughan, les Fabulous Thunderbirds, Omar & The Howlers. Donc, dans les faits, il y avait peut-être ce déclin, comme vous dites, mais la musique apparue après 85 ne m'intéressait pas tellement. Et puis il y a eu toute une période où je me suis surtout intéressé au cinéma : activité bénévole, associative, conférencier, etc...

Il y a donc eu cette longue parenthèse, mais maintenant, vous revenez très fort avec ce livre avec Philippe Robert. Comment s’est opérée la connexion, qui a pris l’initiative de ce livre sur le metal écrit à quatre mains ?

JSC : j'avais beaucoup aimé le livre de Philippe Robert Rock, Pop, un itinéraire bis en 140 albums essentiels. Je me suis dit : "il a tout compris, voilà ce qu’il faut faire" ! J'en avais marre de lire toujours les mêmes articles, les mêmes louanges sur Led Zeppelin et compagnie. On parle toujours des mêmes (Led Zep, Deep Purple, Black Sabbath etc..), alors que moi, ce que j’aime, ce qui caractérise ma démarche, dans la musique mais aussi dans le cinéma ou la littérature, c’est de sortir des sentiers battus. C'est de fouiner, de fureter, de quitter l'autoroute. J’avais envie de parler des disques de Groundhogs, Chicken Shack, Free ou Humble Pie. Je comprenais la réaction de ras-le-bol de Philippe, à propos d’un ouvrage comme la Discothèque Idéale de Philippe Manœuvre.

Je me suis dit que la même chose sur le hard rock manquait, même si l’ouvrage indispensable de Denis Protat, L'Encyclopédie du Hard Rock des 70’s, comblait une grande lacune. Et avant lui, un livre de Denis Meyer, Hard Rock Anthology, avait fait ce travail de défricheur. Le livre de Protat est une Bible, c’est un travail remarquable. Mais en même temps, il a des imperfections et les défauts de ses qualités : couvrir le plus grand nombre de groupes possible, c’est bien, mais c’est frustrant aussi, car certaines notes sont trop brèves et pas assez fournies. Beaucoup d’informations, mais peu de textes, d’analyses.

J’ai eu un peu la même réaction envers le Dictionnaire du Rock de Michka Assayas, un ouvrage capital et très bien fait, mais avec des oublis importants (Chicken Shack, The Groundhogs, Pink Fairies). Ne pas parler des Pink Fairies, c'est priver les lecteurs de tout un pan de cette musique, alors que ces gens sont importants, ils donnaient des concerts gratuits, c’est l’underground anglais et ils préfiguraient le stoner avec leurs longs jams un peu space.

GROUNDHOGS - SplitPINK FAIRIES - Neverneverland

Ce qui me désolait, ce n'est pas qu'ils n'y figurent pas, mais qu'il y avait à la place des groupes que je considère très dispensables et très superficiels, Matt Bianco, Martha & the Muffins, Comateens...

… moi j'aime bien Martha & the Muffins, mais bon...

(rires)

JSC : j'ai rien contre Martha & the Muffins, mais quand on voit qu'à côté il n'y a pas les Pink Fairies, alors qu’on trouve Richard Marx ! Personne ne sait qui c'est, sauf qu'il avait un gros succès aux États-Unis. Il y a là une complaisance évidente, et énervante, trop fréquente aujourd’hui, envers la pop et certains courants. Et puis ces dictionnaires ont été écrits par des gens plus jeunes qui ont davantage été marqués par les années 80 que par les années 70. En même temps, il y a des articles vraiment super, écrits par des connaisseurs sur des groupes de hard ou de metal.

Après avoir lu Rock, Pop, un itinéraire bis en 140 albums, je suis allé voir Philippe Robert à une conférence à la médiathèque de Nice. Je lui au parlé de mon idée, et j’ai été mis en contact avec les éditions Le Mot et le Reste, que j'ai réussi à convaincre de faire un ouvrage sur le hard rock ou heavy rock. Et puis, chemin faisant, Philippe m’a proposé sa collaboration, mais il ne souhaitait pas faire plus de quarante albums. Connaissant ses goûts et sa passion pour des groupes comme Earth, Boris ou Sunn 0))), et surtout chez les anciens, Blue Cheer, MC5, les Stooges ou encore Black Sabbath, j’ai accepté volontiers.

Et puis, pour vous dévoiler toutes les coulisses, on a fini par se dire qu'il n'était pas possible de n'en faire qu'un depuis la naissance du hard rock jusqu'à aujourd'hui. Alors, on a décidé de diviser le travail en deux ouvrages.

Pour résumer, ce livre, on a voulu le destiner aussi bien au néophytes et aux jeunes générations qu’à l’amateur exigeant et fan de hard rock. Aussi, en parlant de Led Zep II, de Free ou de Deep Purple, ça me replonge 30 ou 40 ans en arrière. Ce ne se ressent peut-être pas, mais il y a aussi de l’émotion dans ce livre, c’est un adieu à l’adolescence, la mémoire des 70's. Mes premiers 45 tours, c'était quand même "Paranoid", "Whole Lotta Love" et "Black Night". Quand je descendais au café et qu'on mettait le juke-box, c'était ces tubes-là. Il suffit de me parler de ces titres et j'entends les bruits du baby-foot (rires).

C'est la Madeleine de Proust.

JSC : oui, c'est ça. A 54 ans, je n'avais plus écouté Black Sabbath, MC5 ou Deep Purple depuis des lustres.

Il y a à peu près une centaine d'albums dans votre liste. Comment l'avez-vous établie ? Vous y avez pensé ensemble, vous êtes venus chacun avec vos références ?

JSC : avant tout, c’est un ouvrage à quatre mains. J’ai proposé une liste, et Philippe a fait quelques rajouts. Ensuite, je l’ai laissé choisir ce qu’il voulait faire. On s’est toujours concertés, parlés sur tel ou tel groupe, tel ou tel absent volontaire ou non. On a une vision du travail très démocratique. Et puis on était souvent d'accord sur les choix proposés.

Justement, ces choix, comment ont-ils été faits. Selon quels critères avez-vous choisi votre sélection d’albums? La valeur intrinsèque de chaque disque, leur importance historique, l’écho qu’ils ont rencontré ou sont à même de rencontrer auprès des jeunes générations ? Un peu tout cela à la fois ?

JSC : ce qu’on a voulu faire, c’était de ne retenir qu'une centaine d'albums dont la qualité intrinsèque ne peut pas être mise en cause. Ainsi que mettre les groupes qu’on voulait défendre, réhabiliter et dont on ne parlait jamais. Mais attention, notre livre n'est pas un guide d'achat comme la FNAC peut en faire, ce n'est pas une encyclopédie, ce n'est pas exhaustif, ce n'est pas un dictionnaire non plus. C'est une balade en terrain heavy, une promenade subjective dans le hard rock des années 70, avec quelques axes définis au départ, un cahier des charges très précis.

D'abord, nous voulions traiter tous les groupes avec égalité. Ce n'est pas parce que Led Zeppelin, Deep Purple et Black Sabbath sont plus connus que d'autres que nous allions citer plusieurs de leurs albums. Notre principe, c'était un groupe, un album, ce qui veut dire que Led Zeppelin n’est pas plus important que Leafhound ou Sir Lord Baltimore, même si l'Histoire nous donne tort, quelque part.

SIR LORD BALTIMORE - Kingdom ComeLEAF HOUND - Growers of Mushroom

C'était aussi traiter le hard rock comme un genre à part entière, avec tout le respect et tout le sérieux qu'il mérite. Pour nous, c'est un genre aussi digne de respect que la pop, ou le rock, ou la folk music, même s'il a souffert d'un grand mépris de la critique rock institutionnalisée.

Autre axe, nous voulions combiner les grands disques, classiques et incontournables du genre, pour leur importance historique notamment, et les groupes oubliés et méconnus, ceux dont on parle moins, comme Bloodrock, et sortir de l’ombre les perles rares, les pépites oubliées, par exemple Yesterday’s Children, Tear Gas, Tin House, Jericho, Josefus, T2, High Tide.

Une autre de nos priorités, c'était qu'on puisse trouver ces disques en CD. Ils sont disponibles, à part peut-être un ou deux, et les jeunes générations ne mesurent pas la chance qu'elles ont de pouvoir mettre la main là-dessus : Master’s Apprentices, ce fabuleux groupe australien, Dust, Captain Beyond, Incredible Hog, Jerusalem, Stray , May Blitz, CWT, Tear Gas, Buffalo.

Nous voulions réhabiliter certains noms oubliés de l’histoire aussi importants que les plus grands (Sir Lord Baltimore, Leaf Hound, Lucifer’s Friend, Buffalo, Granicus) et attirer l’attention sur les disques exceptionnels de groupes connus, mais pas toujours pour les bonnes raisons (UFO, Scorpions). Nous voulions aussi réhabiliter des groupes connus, et commercialement importants, mais peut-être méprisés (Grand Funk Railroad, Kiss, Mahogany Rush). Par exemple, Scorpions. Malgré tout le mal que je peux en penser à partir des années 80, ils ont fait dans les années 70 des choses tout à fait estimables, surtout avec Ulrich Roth, le deuxième guitariste, le Jimi Hendrix allemand comme le disait la critique à l'époque.

Autre axe : ne pas se résumer aux groupes anglo-saxons. Le hard rock a été un mouvement universel, d'ampleur internationale. Il y a aussi eu une grande scène dans les pays scandinaves (November, Hurdy Gurdy), en Australie (Buffalo, Master Apprentices), au Japon (Flower Travellin’ Band, Blues Creation). On a même eu un groupe israélien (Jericho) et néo-zélandais (Human instinct). Mon seul regret, c'est peut-être d'avoir oublié le continent sud-américain avec un groupe comme Pappo's Blues qu’on a hésité à mettre parce qu’il venait après d’autres groupes du même genre et n’ajoutait rien.

On voulait aussi résister aux évidences et aux groupes surestimés. Est-ce qu'on met The Amboy Dukes, The Frost, Lou Reed avec Rock ’n’ Roll Animal, West, Bruce & Laing avec Why Dont’Cha, ZZ Top, Armageddon avec 1975, qui sont souvent, à mon avis, inférieurs à leur réputation, quoique, pour l’avoir réécouté depuis, dans le Why Dont’Cha, il y a des morceaux formidables !

Au total, nous avons bien, je crois, 70% de noms méconnus et 30 % de noms connus, sauf pour des amateurs qui eux, connaissent tous ces groupes là depuis longtemps et à qui on n’apprendra jamais rien de toutes façons. C'était s'ouvrir aux jeunes générations en leur disant : "vous qui connaissez sans doute grâce à la discothèque de vos parents ou de vos grands frères Led Zeppelin, Deep Purple et compagnie, sachez qu'à l'époque il y avait aussi d'autres groupes, et tout aussi bons !". Mais c'est aussi les faire connaître à ma génération. J'ai des amis qui ne connaissent pas nécessairement Dust, Master Apprentices, Stray ou Three Man Army. Nous voulons rappeler que cette période a été très riche et créative, pas seulement dans le hard, d'ailleurs, mais en général.

On disait tout à l'heure que c'était le moment opportun pour faire ce genre de livre, parce qu'il y avait beaucoup de rééditions CD. Je me demande s'il n'y aurait pas non plus un effet Internet. L'accès facile et gratuit à la musique a généré beaucoup de curiosité, il permet de se construire en un an une discothèque qu'on mettait auparavant 20 ans à compléter. Ce livre, comme les autres écrits par Philippe Robert, n'est-il pas rendu possible par cette curiosité ?

JSC : moi je suis pour Internet, à 100%, pour découvrir, écouter, c’est super ! Tous les disques que je n’avais pas, je les ai rachetés, puisqu'ils peuvent être trouvés facilement. Internet, c'est un médium formidable de découvertes et de connaissances. Peut-être, comme vous le dites, ce livre sort-il au bon moment pour les jeunes générations, car à notre époque, on ne pouvait pas avoir accès à tous ces groupes là. Bien sûr, certains étaient quelquefois chroniqués dans Rock & Folk, mais en import. Comment le fan de musique rock de province pouvait-il avoir accès à ces disques ? Même dans les magasins parisiens, ces disques étaient hors de prix. Et la FNAC ne pouvait pas tout importer. Aujourd'hui, avec Internet, vous avez une chance extraordinaire de pouvoir écouter tout ça. Il y a même trop de choses ! On n'y arrive plus ! Les journées ne suffisent pas, surtout quand on travaille.

Il y a une formule que j'aime bien employer : l'Histoire du rock est à refaire. Complètement. Le meilleur est enfoui, caché. On ne connaît que la partie visible de l’iceberg. Et ce qu’on connaît, c’est souvent ce qui a été filtré, choisi au préalable par les médias, la presse, les maisons de disques. Pourquoi a une époque, une maison de disques choisit de défendre tel artiste plutôt qu’un autre ? Ce qui est intéressant, c'est d'aller voir sous cette partie visible, c'est plein de choses incroyables. Et dans tous les domaines. On parle du hard, mais dans le psyché, c’est pareil. Dans tous les genres, je crois. Philippe Robert a déjà fait ressortir quelques artistes du folk. Le rock est une Atlantide inconnue, et il faut parfois considérer que nous sommes des chercheurs ou des archéologues capables de plonger dans ces océans pour en faire remonter des trésors, un peu comme les chasseurs d'amphores de l'Antiquité. C'est ça le travail d'un fan, d'un amateur, de quelqu'un qui aime avant tout la musique.

Je suis un enthousiaste d'Internet, et des blogs, de tous ces gens qui prennent la plume et qui écrivent très bien, sinon mieux que les critiques officiels. Des choses d'une analyse très pointue et d'une grande qualité d'écriture circulent sur Internet. La presse aussi devrait nous mener à faire des découvertes, alors qu'elle est souvent trop conformiste.

Je crois qu'elle est prise un peu en tenaille, la presse. Pour les news, il y a Internet. Pour le fond, il y a des bouquins comme le vôtre. Du coup, la presse a du mal à se situer.

JSC : ce que j'adore, et quel que soit le genre de musique, y compris ceux que je n'apprécie pas, ce sont les aficionados, les gens qui parlent de ce dont ils ont envie sans souci de rentabilité ou de parler de choses connues ou pas connues. Il faut faire des blogs. Aujourd'hui, Rimbaud, Mallarmé sont enseignés par l'Education Nationale. Mais à l'origine, ce sont des happy few, des fans, qui les ont fait connaître. Mallarmé ça ne vendait pas à l'époque.

Pareil en histoire de l’art. Vermeer a été redécouvert au XIXème siécle et George De la Tour a été découvert en 1920. Et en cinéma, on ne compte plus les redécouvertes de cinéastes ou de films oubliés ou mésestimés qui sont dûs aux cinéphiles et aux fans influents. Regardez dans la musique ce qui s’est passé avec Love ou Nick Drake ces dernières années par exemple.

Des gens ont entretenu la flamme.

JSC : et bien entretenez la flamme, parlez des groupes que vous aimez, et peut-être seront-ils encore là dans vingt ans ou dans trente ans. Avec notre livre, on voulait dire qu'il y avait eu des groupes formidables, et qu'il fallait les écouter. Il y a des oublis et des regrets mais tous ceux qui y sont le méritent.

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JEAN-SYLVAIN CABOT & PHILIPPE ROBERT - Interview

Vous insistez beaucoup sur la mauvaise réputation que s’est longtemps traîné le hard rock auprès de la critique rock. Il semble que vous cherchiez à lui donner de nouvelles lettres de noblesse, en citant des artistes qui font autorité, comme Julian Cope ou Thurston Moore. Aujourd’hui, le hard rock est-il toujours un mauvais genre ?

Philippe Robert: ceux qui ont mauvais genre sont plutôt sympathiques, non ? Mieux vaut ça qu'un consensus mou ! Je préfère Genesis P. Orridge ou encore David Tibet à quantité d'artistes en vue que je ne nommerais pas. Question d'engagement. Ne faire qu'un avec ce qu'on est, en dépit d'appréciations négatives, c'est pas donné à tout le monde. La mauvaise réputation d'un Pierre Molinier importe peu, ce qui compte c'est son travail, remarquable et indissociable de sa vie. C'est exactement ce à quoi sont arrivés beaucoup de musiciens, du côté du metal, et du black en particulier, si l'on veut bien élever le débat, ce qui est le sujet de la préface du second volume de Hard 'n 'Heavy.

Arrêtons de colporter des anecdotes sordides et penchons-nous sur la musique. Le premier EP de Mayhem, introduit par du Conrad Schnitzler (Kluster) composé pour l'occasion, mérite une oreille attentive. Lisez Goth, cet ouvrage collectif regroupant Jean-Paul Bourre, Patrick Eudeline, Viviane Romance : celui-ci est assez édifiant dès qu'il s'agit de black metal ! Tout le monde s'y fait flinguer, sauf que personne, dans ce collectif, visiblement, n'a vraiment écouté cette musique... Voulez-vous lire la préface de Hard'n'Heavy 2 ? On s'y étend sur le sujet...

Personnellement j'aime Burzum et n'ai pas peur de le dire, Filosofem est une merveille, notamment ses deux derniers morceaux, sauf que son leader, pour des raisons extra-musicales, jouit d'une réputation désastreuse. Alors oui, Thurston Moore aime Slayer, collectionne les Légions Noires, confie des accordages hérités de Glenn Branca ET du black metal. Oui Julian Cope, sur son site www.headheritage.co.uk, parle de ses groupes favoris, et l'on y retrouve du rock musclé, psychédélique, magique, des Residual Echoes à Orthodox en passant par Comets On Fire... Il a prêté sa voix à Sunn 0))), etc... Peut-être faut-il le dire ? Que cela se sache davantage.. Ces gens ont beaucoup, et indirectement, pas du tout comme quelque chose de réfléchi donc, œuvré à une certaine réhabilitation auprès de certains amateurs. C'est ainsi que je me plais à l'imaginer. Ils ne sont pas les seuls d'ailleurs...

Par contre, à une certaine époque, en France, Paringaux dans Rock & Folk prenait un malin plaisir à épingler Grand Funk Railroad ; Les Inrocks en ont fait de même, plus tard, avec les groupes de hard des seventies... Jusqu'à ce que l'on redécouvre massivement les riffs plombés de Black Sabbath, pour le moins annonciatrice du drone doom actuel de Sunn 0))) et d’autres. C'est l'Histoire qui ricane !

JSC : pour moi, cette mauvaise réputation, c'était du vécu. J'étais un lecteur de Rock & Folk, et dans ce magazine, les principaux articles concernaient les trois grands. Et même parmi ces grands, il y avait une grande préférence pour Led Zeppelin, par rapport à Deep Purple ou Black Sabbath.

Ils avaient un côté un peu plus sophistiqués peut-être. Il y a du folk, c'est plus varié...

JSC : oui, Led Zeppelin a ce côté plus ambitieux. Je suis d'ailleurs surpris du statut qu'ils ont aujourd'hui. Dans les vides-greniers, vous voyez des gosses chercher avidement leurs disques. C'est devenu une référence qui a dépassé le cadre du hard rock, ils sont devenus aussi importants que les Stones, les Who, etc.. Et puis en 69, Led Zeppelin a quand même détrôné les Beatles dans le classement du Melody Maker, c'était important. C'est le groupe qui est tombé pile poil au bon moment, à la fin du rêve hippie, au moment où les gens attendaient quelque chose de plus dur et de plus énergique.

Et pourtant, il était déjà très difficile d'imposer Led Zeppelin à l'époque. La critique les a également méprisés, insultés... Quand ils sont arrivés dans les années 69 ou 70, la critique anglaise ne pouvait pas supporter ça. Et pourtant, à cette époque, c'était une révolution sonore. A part avec Hendrix ou Cream, on n'avait jamais entendu ça.

Mais c'était très dur d'imposer cela, dans la presse française comme dans la presse étrangère, avec Rolling Stone. La presse anglaise a aussi été très dure avec Black Sabbath. Les gens préféraient qu'on parle de Zappa, des Doors, des Who, des Stones et de tous ces gens là. En 69, l'actualité est riche, un journal ne peut pas chroniquer tous les disques. Ce qui a sauvé Led Zeppelin, c'est leur public. A force de tourner 360 jours par an, ils ont créé une telle razzia commerciale qu'ils se sont vite imposés. Et en France, on a peut-être eu encore plus de mal que les autres pays.

Peut-être un côté élitiste plus prononcé qu'ailleurs ?

JSC : oui, nous les Français, nous sommes très élitistes. C'est pareil pour le cinéma. Mais ce qui est intéressant aujourd'hui, c'est que nous n'avons plus un seul vecteur d'information. Alors qu'à l'époque, vous aviez quoi ? Rock & Folk, Best, Extra. Et la radio. Et les magasins de disques. Mais il n'y avait pas Internet. Et rien ne passait à la télé. On était donc obligé de se fier à ce que disait la presse, une presse qui avait elle-même du mal à s'imposer. Pour rendre le rock acceptable, il fallait imposer une respectabilité. Et pour imposer cette respectabilité, il était mieux de dire : "Pink Floyd, Soft Machine, Zappa, vous voyez, c'est de la musique intelligente, intellectuelle, etc…". C'était plus facile de parler d'eux que de Led Zeppelin ou Black Sabbath. Surtout avec le look de Black Sabbath. Il faut replacer ça dans le contexte.

Après, comme le rock s'est sectarisé, on a pu créer une presse pour le hard, comme Enfer Magazine ou Kerrang! en Angleterre. La presse s'est très diversifiée dans les années 80. Tout le monde n'a pas résisté à l'épreuve du temps. Néanmoins, il y avait un public suffisant pour qu'un journal se crée. La presse généraliste ne suffisait plus à assouvir la soif de connaissance du lectorat.

Aussi, d'un point de vue sociologique, le hard rock avait peut-être une image plus prolétaire, non ?

JSC : je ne sais pas. Possible. Quand j'ai fréquenté les concerts au début des années 80, oui, c'était un public plus prolétaire, avec les blousons en jean et les patchs cousus dessus. Est-ce que c'est pour ça que ça a été méprisé, parce que c'était populaire ? Peut-être... C'est vrai que les rédacteurs de Rock & Folk avaient généralement un certain niveau d'étude. Mais même dans le hard rock il y a une hiérarchie, comme dans toute musique, avec Led Zeppelin d'abord et les autres après.

Mais les temps ont changé. Comparé même à ce qu’il est devenu (death metal, black metal) on peut dire que le hard rock était bien innocent à l’époque. Et aujourd’hui, aller voir AC/DC ou Deep Purple, c’est comme aller à un concert de Johnny, on y va en famille. Le hard fait partie des meubles. D’autant qu’au niveau sonore, les oreilles se sont habituées à un son rock plus violent qu’avant. Des groupes qui passent à la radio ont des guitares plus agressives, un gros son, donc les limites ont reculé, les critères de ce qui est jugé aujourd’hui violent, hard ne sont plus les mêmes.

Pour en revenir à Julian Cope, il est une référence, un mentor, évidemment, puisqu’il est un des premiers à avoir réhabilité le hard rock des 70’s et des groupes comme Kiss, BOC, Grand Funk Railroad, etc.. tout comme il a réhabilité le krautrock. Nos choix ne sont pas si mauvais puisque sans le savoir on a découvert avec surprise, que certains étaient les mêmes que les siens (Sir Lord Baltimore, Highway Robbery, Granicus).

HIGHWAY ROBBERY - For Love of MoneyGRANICUS - Granicus

On parlait de hiérarchie tout à l'heure. Or, pour moi qui vient d'une tradition plus new wave, on va dire, le MC5 et les Stooges, c'était légitime, c'était pas vraiment du hard rock. Est-ce que c'est une distinction qu'on faisait déjà à l'époque ?

JSC : les Stooges et le MC5 ont toujours eu ce statut culte. Ils avaient ce côté rebelles, sauvages, il n'y avait rien d'étonnant à ce que le punk s'en réclame. Mais ce qui est bien avec des groupes comme les MC5 et les Stooges, c'est qu'on peut les citer pour tout. Ils sont précurseurs en tout. Vous voulez faire un livre sur le punk, vous pouvez en parler. Vous voulez faire un livre sur le hard, sur le rock dur, vous pouvez les citer. Ils sont constamment cités, le MC5 plus pour des raisons politiques, les Stooges pour des raisons musicales et le côté rebelle, pour l'attitude rock 'n' roll d'Iggy Pop, pour ses prises de risque en concert. C'est un parcours incroyable.

Les Stooges, je les ai découverts par Bowie, qu'on aurait quasiment pu mettre dans la liste, d'ailleurs. Lui aussi il a fait des morceaux heavy. Mick Ronson, c'est du Jeff Beck. C'est aussi violent que du Ten Years After ou du Silverhead, il a pris le train en marche. Le son heavy, c'était dans l'air du temps. Vous avez un groupe comme The Move, catalogué plutôt Swinging London, et d'ailleurs cité par Julian Cope, qui ont fait un album heavy ! Vous avez un label comme Vertigo, plutôt orienté prog, qui signe Black Sabbath et Uriah Heep. A l'époque, le heavy, c'est nouveau, c'est la nouvelle musique qui s'émancipe du format single. C'est la continuité du psychédélique.

Curieusement, en comparaison, Blue Cheer a été occulté, alors qu'ils étaient eux aussi précurseurs. A l'origine, c'était pourtant loin d'être des inconnus. Ils avaient même eu un tube assez incroyable avec "Summertime Blues". Et depuis, ils ont été un peu oubliés. Vous pouvez vous faire toute votre collection de disques originaux de Blue Cheer pour pas très cher sur Internet. Même si aujourd'hui, vous pouvez trouver beaucoup de littérature sur eux sur le Net grâce à des gens comme Julian Cope ou d'autres. Ça redevient une référence pour les groupes qui démarrent, et une référence qui dépasse le hard, qui dépasse les clivages, comme Philippe l'a dit dans son Rock, Pop, tout comme le MC5 et les Stooges. Un peu comme Iggy Pop, qui est devenu une icône, que tout le monde connaît depuis les années 80 et qui fait aujourd’hui des duos avec Françoise Hardy ! Ce qui était impensable à mon époque ! A l'inverse, prenez un groupe comme Steppenwolf. Aujourd'hui, plus personne ne les connaît. Pourtant, à l'époque, Rock & Folk en faisait des pages et des pages !

On connait quand même "Born to Be Wild".

JSC : oui, mais à part ça Steppenwolf c'est fini. Même chose pour Vanilla Fudge. J'espère que les nouvelles générations vont pouvoir s'y intéresser grâce à notre ouvrage. Je ne dis pas que ça n'a pas vieilli, mais ça a été important à une époque. Et c'est toujours plus écoutable qu'Iron Butterfly, qui a aussi été un grand truc, In-A-Gadda-Da-Vida avait été un succès phénoménal. Et ce qui a eu du succès n'est pas forcément mauvais.

En matière de rock bruyant, on a pu opposer autrefois deux traditions : celle du metal ou du hard rock, basée sur la virtuosité, descendante du blues, parfois cousine du prog ou du glam, et celle issue du punk rock, davantage fondée sur l’amateurisme et qui rejetait le rock du début des 70’s. En mêlant des artistes comme les Stooges et le MC5 dont le punk s’est revendiqué, et plus encore dans la sélection que vous annoncez pour le deuxième volume, vous semblez vouloir réconcilier les deux. Peut-on dire que la frontière est devenue obsolète ? Voire qu’elle n’a jamais été vraiment pertinente ?

PhR : je pense qu'heureusement la frontière est devenue obsolète, et qu'effectivement elle n'a même jamais été pertinente. Il nous aura fallu, à nous autres amateurs, un certain temps pour nous en rendre compte. La conscience politique du MC5 a probablement joué un rôle déterminant pour son appréciation en temps réel, jusqu'à en faire un groupe culte. N'oublions pas toutefois qu'ils reprenaient aussi Sun Ra et faisaient déjà preuve, en quelque sorte, de l'ouverture d'esprit à venir d'un Sunn 0))), s'offrant justement les services d'un des trombonistes ayant travaillé avec Sun Ra : Julian Priester. N'oublions pas non plus le "L.A. Blues" des Stooges, avec Steve McKay au saxophone, dans le rôle du screamer free à la Ayler ! Il faudrait longuement développer..

La virtuosité vaine est ennuyeuse, c'est indéniable. Tourner à vide, faire étalage de ses dons de manière ostentatoire ne sert à rien, on est tous d'accord même si à une époque, historiquement, ça n'a pas semblé couler de soi. A un moment le rock a ressemblé à ça, le punk fut salutaire et il a pu effectivement se reconnaître dans MC5 et les Stooges. Mais quantité de groupes de tous horizons s'y reconnaissent, même des musiciens de jazz ! On peut être un virtuose et aborder la musique avec une éthique punk, ce n'est pas inconciliable, n'en déplaisent à certains réactionnaires, les exemples ne manquent pas.

MC5 - Kick Out the JamsIGGY AND THE STOOGES - Raw Power

Toutefois nous aimons assez peu les virtuoses qu'une certaine forme de prog ou de jazz rock a pu enfanter, pour ne pas dire que nous ne les aimons pas du tout - encore que là aussi, il faudrait faire le tri, il y aurait beaucoup à dire d'ailleurs : le Tony Williams Lifetime avec Jack Bruce considéré comme un groupe de jazz rock, c'est presque aussi un groupe de hard... Le mec de LCD Soundsystem a classé Close To The Edge de Yes parmi ses albums préférés. Pourquoi pas ? Ce qui compte, c'est ce qu'on fait avec ça. Buffalo 66, le film de Vincent Gallo, devrait faire aimer Yes et King Crimson aux plus retors. Mais je m'éloigne... Dans notre sélection (il y a du blues rock par exemple), c'est clair qu'on cherche, sans révisionnisme aucun, à décloisonner au maximum... On dit juste comment ça s'est passé, les fertilisations, tout ça.

JSC : aussi, un groupe comme Motörhead fait le lien entre le punk et le hard. Ils étaient potes avec les Damned. Il est même dit que c'est Lemmy de Motörhead qui a essayé d'apprendre la basse à Sid Vicious des Sex Pistols. A une époque, les liens sont indéniables.

Le livre annonce une suite, un deuxième volume qui couvrira la période de la fin des 70’s à nos jours. Pouvez-vous nous en dire plus sur son contenu et sa date de sortie ?

JSC : la date de sortie sera vraisemblablement la même fin septembre 2010 voir octobre. La liste part de 1978-1979 jusqu’à 2009 et reprend le même principe que le premier. Sauf que nous n’explorons pas tous les genres et sous-genres qui existent. On doit faire des choix et on ne peut pas parler de tout. Les virtuosités instrumentales de Joe Satriani et néo-classiques de Ynwie Malmsteen ne nous intéressent pas du tout.

Dans mon article sur votre livre, je cite le critique anglais Simon Reynolds qui considérait qu’on retrouvait aujourd’hui l’aventurisme du post-punk davantage dans le metal, et que l’indie pop qui descend pourtant du même post-punk était aujourd’hui sclérosée par le conservatisme. Est-ce un point de vue que vous partagez ?

PhR : je crois que vous faites allusion à des propos que Simon Reynolds a tenu dans Totally Wired, indispensable complément de Rip It Up and Start Again qui, déjà, participait à faire tomber quelques a priori tenaces en France, et en rapport avec le punk : je fais, entre autres anecdotes, référence à cette fameuse émission de radio britannique où Johnny Rotten, en pleine Pistolmania, allait donner à entendre Peter Hammill et Tim Buckley notamment... Et à l'ouverture d'esprit du mouvement ressortant de cette lecture, à ses connexions avec le free et la musique improvisée non idiomatique par exemple. De tout ça, on n'entend d'ailleurs quasiment jamais parler dans Rock & Folk, pour ne citer que ce magazine.

J'aime beaucoup Simon Reynolds, qui officie parfois pour le magazine Wire ; ce qu'il remet en cause d'idées reçues, la pertinence de ses questionnements - le fait qu'il n'ancre pas ses réflexions dans des certitudes aux allures de clichés comme c'est trop souvent le cas par chez nous, même si l'on ne peut en faire une généralité : je pense à moult fanzines qui ne partagent pas ce travers, comme Noise...

Oui, bien sûr, j'approuve totalement le point de vue de Simon Reynolds. Il n'y a, globalement je veux dire, pas plus sclérosé aujourd'hui que l'indie pop, qui n'a - soit en dit en passant - plus grand chose d'indépendante. Sans rentrer dans les détails, sans citer de groupe, il n'y a qu'à voir les couvertures de presse : on s'emballe pour des choses sans intérêt que l'on oublie tout aussi vite, on mouline à propos de formations dont l'aventurisme n'est certainement pas la qualité première ! Beaucoup de groupes se cramponnent à des attitudes, concoctent des formules, courtisent l'industrie et les charts... C'est aussi le cas des musiques hard et heavy qui rencontrent le plus de succès, ne nous leurrons pas non plus, n'idéalisons pas... Sauf qu'il existe aujourd'hui quantité de groupes dont le principal moteur n'est que de chercher...

Vous parlez de Simon Reynolds... Un article d'Edwyn Pouncey (alias le graphiste Savage Pencil) a fait grand bruit dans Wire, quand pour la première fois, des liens nullement artificiels ont été tissés, en rapport avec les musiques minimales, et les drones d'un La Monte Young par exemple... A ce sujet, le second tome s'étendra dans la préface, mais pas que... Oui, certain metal, même si je n'aime guère le mot parce qu'il recouvre une étiquette par trop restrictive, s'aventure dans des territoires que l'indie peine à imaginer (vous remarquerez que nous avons titré Hard 'n' Heavy et non Hard Rock & Heavy Metal). Ce n'est peut-être pas le propos de l'indie non plus, qui ne rechigne pas à se conformer, ça pourrait même en être une composante : fidélité aux dogmes, transgression molle dans le meilleur des cas... Encore, qu'évidemment, il ne faille pas mettre tous les groupes dans le même panier.

Vous savez, je suis très optimiste quant à l'avenir du rock. Il n'y a jamais eu autant de groupes créatifs. Ils ne se situent juste pas là où la presse française (surtout) va les chercher. Je ne me souviens pas d'avoir lu un seul article dans Les Inrocks ou Rock & Folk sur Comets On Fire, mais je peux me tromper - il y a bien dû y avoir une chronique dans Les Inrocks, peut-être sous la plume de Joseph Ghosn...

Quel jugement personnel portez-vous sur un groupe comme Sun 0))) qui, comme le dit le livre, a beaucoup contribué à intéresser au metal des gens qui lui étaient autrefois hostiles ?

PhR : mon jugement personnel n'est peut-être pas très intéressant... J'aime évidemment beaucoup ce groupe, encore que je préfère Khanate à Sunn 0))) ! Mais revenons au fameux article d'Edwin Pouncey... C'est exactement ce qu'il pointe : grâce à un groupe comme Sunn 0))), qui a d'ailleurs fait la couverture de Wire, quantité de gens qui ne se seraient pas intéressés au metal, s'y sont plongés. Sunn 0))) est cependant un groupe particulier, on ne peut pas non plus en faire une généralité... C'est une hydre à deux têtes, quelque peu paradoxale, avec des influences si divergentes qu'elles finissent par bizarrement converger... C'est très singulier ! Sunn 0))) a réussi à s'inventer un son, et à le faire vivre, en partant de son amour pour Earth, le groupe de Dylan Carlson, de vrais pionniers également, traversés quant à eux par des forces immémoriales, archétypales, qui s'inscrivent dans une histoire, celle de l'americana qui dépasse les limites des seules musiques lourdes. Dans le tome 2, nous nous étendons là-dessus et développons, vous verrez...

En fait, Sunn 0))), c'est aussi un label, celui de Stephen O'Malley et Greg Anderson : Southern Lord. Un label qui se penche sur le passé, réhabilite des choses injustement méconnues (je pense à Gore, Grief, Saint Vitus), documente la préhistoire de Sunn 0))) en rééditant Burning With, Thor's Hammer, et aide à découvrir les cherchants du genre au sens large, les cherchants d'aujourd'hui, qu'il s'agisse de doom ou de black metal : je pense à Xasthur, Iceburn Collective, etc. Finalement, de tout ceci, leur dernier album rend compte, en célébrant Alice Coltrane et Miles Davis, en allant chercher des musiques ailleurs, comme Julian Priester, tromboniste que les amateurs de jazz connaissent pour s'être illustré aux côtés de Sun Ra et Herbie Hancock. Sunn 0)) attire des gens ouverts je crois, des gens nouveaux, jeunes et nettement plus âgés... Des gens pour qui la musique est aussi affaire de magie ! Je ne plaisante pas...

A quoi ressemble le public du metal dans les années 2000, et maintenant 2010 ? En quoi ressemble-t-il à celui des années 70, 80, 90, et en quoi s’en distingue-t-il ?

PhR : j'ignore à quoi ressemble précisément le public du metal aujourd'hui, j'espère sincèrement qu'il ne ressemble à rien de trop aisément identifiable, qu'il ne porte pas d'uniforme. Je suis assez mal placé pour répondre, car ce genre de détail m'indiffère. On voit cependant, aux concerts, des gens - j'ai envie de dire à nouveau - ouverts. Des gens pour qui les musiques hard et heavy ne s'adresseraient pas qu'à des bourrins bas du front.

Le bouquin de Fabien Hein, d'un point de vue sociologique, est assez éclairant. Peut-être faudrait-il lui poser la question ? A une des dernières éditions du festival All Tomorrow's Parties, celle qui intégrait Glenn Branca, Portishead, Silver Apples, Aphex Twin, Thurston Moore, il y a eu aussi : Boris, Earth, The Heads, Atavist, Sunn 0))), Om, c'est-à-dire pas vraiment des enfants de chœur, devant des publics conséquents de plusieurs milliers de personnes : Eh bien ils ont, comment dire, enlevé le morceau haut la main, à force de décibels, mais surtout d'engagement, de sincérité, d'expérimentations quasiment, et les musiciens d'avant-garde, je pense à Oren Ambarchi en particulier, tout comme à Glenn Branca aussi, qui ne furent pas en reste.

Les choses changent : je discute avec des gens plus jeunes que moi qui aiment Black Sabbath, Judas Priest et Sunn 0))). Ce n’est pas trop tôt ! Le rock, ce n’est pas non plus que la ligne claire ! Ou les singers-songwriters ! Je pense au diktat de cette élégance française qui fait que pendant une bonne grosse décennie, et le Dictionnaire du Rock le reflète, on a soupé du Sundays, du La's, du House Of Love, etc., et à toutes les sauces ! Je n'ai rien du tout contre ces groupes, au contraire, mais je ne vois pas en quoi une éventuelle cohabitation avec d'autres, à la musique plus musclée pour faire simple, pourrait être problématique.

Je crois que l'on a désormais dépassé ces clivages, heureusement. On peut écouter And Also the Trees, Cindy Talk, Joanna Newsom, Throhbbing Gristle, William Parker et Boris sans avoir à se justifier... C'est mon cas... Tiens, pour exemple, Jim Jarmusch, le cinéaste donc, qui est un grand amateur de musique, a pu filmer Memphis, faire intervenir Screamin' Jay Hawkins, Tom Waits, etc., alors qu'aujourd'hui il s'intéresse à Earth, Boris, Sunn 0))) et Sleep qui tous figurent sur ces deux dernières B.O. C'est assez symptomatique, non ?

Vous dire en quoi ça diffère des années 70 ? Je vois plutôt la même ouverture à l’œuvre... Par rapport aux années 80, je dirais que l'on a désormais assez de recul afin de faire la part des choses. On n'a plus honte de quoi que ce soit, on ne culpabilise plus : on ne cède plus sur son désir ! Enfin, allais-je dire ! C'est plutôt une bonne chose, non ? Alors on a vu ces derniers temps Blue Cheer, Black Sabbath, AC/DC, Sunn 0))) et Blue Oyster Cult dans les Inrocks, ce qui n'aurait pas été imaginable il y a dix ans en arrière. Même si la rédaction comptait des amateurs. A l'époque, c'était OK. pour le hardcore, le punk, le post-rock, mais le hard... euh.... Vous avez dit quoi ? C’était quasi un gros mot ! ! !

JEAN-SYLVAIN CABOT & PHILIPPE ROBERT - Interview

Et quant à la musique elle-même, quelles ont été ses principales évolutions ces dernières années ?

PhR : la principale des évolutions est liée à l'ouverture d'esprit des nouveaux musiciens, et du public allant avec. Dans les années 1970, le hard rock est allé piocher du côté du rock progressif, du blues, du folk même. Toute musique vivante se nourrit toujours des autres. Les musiques heavy se sont ces derniers temps renouvelées au contact d'autres musiques que l'on aurait pu, à tort et a priori, considérer comme antinomiques. Je pense aux musiques improvisées non idiomatiques que l'on entend chez Khlyst ou Khanate par exemple, en plein sludge donc ; aux bourdonnements d'harmoniques du doom actuel, clairement hérités des compositeurs contemporains minimalistes, qu'il s'agisse de Tony Conrad, La Monte Young, Phill Niblock ou Eliane Radigue. Sans compter que l'on a des musiciens d'avant-garde, comme Kevin Drumm, certains membres du No-Neck Blues Band en parallèle de ce projet ou Oren Ambarchi, qui tous tâtent des musiques dures à des volumes sonores saisissants.

Le metal, dans un mouvement inverse, a contaminé d'autres secteurs, comme le noise : par exemple Lasse Marhaug, Prurient, l'album de Hair Police sur No Fun Productions. Certains s'adonnent aussi aux micro-intervalles, à la micro-tonalité, plutôt dans le black metal, comme Blut Aus Nort en France qui défriche énormément de ce côté. Les techniques de montage par strates, proches du shoegaze et donc de My Bloody Valentine, se retrouvent chez Nadja et quantité d'autres. James Plotkin en est devenu un champion, un artiste de génie : l'album de Jon Mueller avec lui (et Fred Lonberg-Holm et al., sur Table Of The Elements) est, de ce point de vue, tout simplement saisissant. Les facteurs d'instruments ne sont pas à négliger non plus. L'évolution ? C'est un mix de tout ça : électronique en studio, mixages dignes de Teo Macero en compagnie de Miles Davis, sous accordages mais pas que, textures complexes, drones, improvisations des instrumentistes et même du chant, devenu vocalises pour le coup, pas si éloignées d'un Phil Minton, si l'on veut bien considérer l'incroyable Runhild Gammelsaeter. etc....

Aujourd’hui même, quelles grandes tendances observez-vous dans le metal ? Assiste-t-on à un morcellement en micro-genres, comme pour beaucoup d’autres genres aujourd’hui avec Internet, où existe-t-il un tronc commun encore robuste ?

PhR : les micro-genres existent toujours. Qui plus est, en matière de musiques lourdes, métalliques, ils sont légion. Toutefois, le black metal par exemple, que l'on a longtemps considéré à juste titre comme un genre refermé sur lui-même, peu susceptible d'évolution, figé par un dogmatisme préjudiciable, a considérablement évolué si l'on veut bien écouter ne serait-ce que Blut Aus Nord. Je vois moins de chapelles. Pour en revenir à Southern Lord, le label de Sunn 0))), il s'avère évident que celui-ci prêche pour une certaine forme de décloisonnement. On y trouve du stoner avec Saint Vitus, du sludge avec Grief, du black metal avec Orcustus, des choses plus inspirées du jazz avec Icecube Collective, voire de Magma et du funk avec Chrome Hoof. Quelque part c'est un excellent indicateur de tendance, et encore en ai-je oublié ! Ce qui aurait tendance à l'emporter présentement, en matière de réalisations, en quantité, ce serait peut-être un engouement débordant pour le drone doom, et toutes ces productions qui, à l'instar de Nadja, empruntent au shoegaze ses strates de guitares en apesanteur.

Si l'on devait parler de tronc commun, je dirais que ce serait une passion immodérée et quasi unanime pour Black Sabbath, dont l'influence, toujours aussi vivace, est pour le moins séminale !

Quels seraient de votre propre point de vue les quatre ou cinq groupes metal qui comptent en 2010 ?

JSC : personnellement, je n’ai pas d’idée de noms de groupes à donner, excepté Electric Wizard, dont le dernier album à ce jour, Witchcult Today, est fantastique. Je pense plutôt à des gens comme Julian Cope pour son travail sur son site Head Heritage, Josh Homme et je place aussi beaucoup d’espoir dans la vague de nouveaux groupes "revivalistes" hard 70’s comme Radio Moscow qui, s’ils n’apportent rien de nouveau, font très bien ce qu’ils font. Mais un grand groupe va sûrement surgir d’ici peu de cette vague. D’ailleurs, Wolfmother, par exemple, ce n’est pas mal du tout ! (rires).

PhR : ce que l’on considère encore comme du metal à l'heure actuelle en est-il vraiment ? Peu importe en fait... Sans compter que je n'aime pas trop les étiquettes, je l'ai dit... Pour faire simple, les Français sont très très très forts... Ceux qui ignorent tout de Mutiilation devraient y jeter une oreille... Personnellement j'adore Blut Aus Nord, Monarch! et Deathspell Omega. Greg Anderson et Stephen O'Malley continuent de surprendre. Andrew Liles, qu'on connaît entre autres aux côtés de Current 93, vient d'enregistrer notamment avec Malefic une pure merveille, pour le label Dirter, une preuve supplémentaire d'une évolution en marche, d'une profonde capacité à se renouveler. Curieusement, le dernier album de Current 93, dixit David Tibet, grand fan de Black Sabbath, Alice Cooper, Judas Priest, etc., ce que l'on ignore souvent, vient d'enregistrer un disque qu'il qualifie lui-même de hard rock hallucinatoire. Et c'est exactement ça... Tous ces gens ont encore de belles choses à dire... Quant à mon héros, alors que Dickie Peterson de Blue Cheer vient de disparaître, R.I.P., il n'est pas tout jeune, puisque c'est Wino, de Saint Vitus, The Obsessed, Spirit Caravan, etc. Comme tous ceux que j'aime, il a fait de l'écoute une expérience et de la musique un art de vivre au quotidien. En gros : c'est un brave, lui, il s'expose !!!

Pour conclure, quels sont parmi tous ceux dont vous parlez les cinq ou six groupes du passé à découvrir d'urgence, séance tenante ?

JSC : pour leur côté hargneux, rentre-dedans sans concessions ; leur proto-métal explosif, je dirais Sir Lord Baltimore, Buffalo (les deux premiers disques), Granicus, ensuite Yesterday’s Children, Lucider’s Friend, Highway Robbery, Tiger B. Smith, Tin House, Stray, Three Man Army, il y en a trop !

PhR : Granicus, Sir Lord Baltimore, Stack Waddy, Blues Creation, Flower Travellin' Band, T2, Leaf Hound, Truth And Janey, Tiger B. Smith, Randy Holden, Death, Variations... Tous sont excellents !

Le livre de Jean-Sylvain Cabot et Philippe Robert, Hard'n'Heavy 1966-1978, Sonic Attack, est sorti chez Le Mot et le Reste.