Basic Civitas Books :: 2005 :: bakarikitwana.com :: acheter ce livre

Alors oui, comment se fait-il que le hip-hop, ce genre si fortement imprégné des réalités sociales afro-américaines, ait pu séduire à ce point les Américains blancs, principaux responsables de son succès grand public ? Qu'y trouvent-ils ? Cet engouement est-il fondé sur un malentendu ? Ancien de The Source, auteur d'un ouvrage de référence sur la génération hip-hop et d'un autre sur le gangsta rap, Bakari Kitwana n'apporte malheureusement aucune réponse claire.

Certes, ici ou là, il parsème son écrit de débuts d'explications. Les Blancs, par exemple, n'aimeraient le hip-hop que pour son côté exotique, cette musique serait pour eux l'occasion d'un safari dans l'univers fantasmé des ghettos noirs. Ou bien, le caractère Black de cette musique serait un faux-semblant, une imposture, puisque derrière ses hérauts noirs, se profilerait une industrie musicale majoritairement contrôlée par des Blancs, et qui aurait su bien vite formater ce genre selon les goûts de leur public, avec la complicité des rappeurs eux-mêmes.

Une théorie plus originale, et de ce fait plus percutante, est que le caractère substantiellement noir du hip-hop a pu difficilement être nié à l'âge de la vidéo et de MTV, qu'une récupération par les Blancs, comme pour le rock à l'époque d'Elvis Presley, n'a cette fois plus été possible, la couleur de ses géniteurs ayant été très vite connue de tous. En traitant du cas Eminem, l'auteur parle aussi d'une working-class blanche dont les problèmes, l'environnement et la vie se rapprochent tellement des réalités afro-américaine, qu'elles ont créé un phénomène d'identification, une sorte de conscience de classe interraciale.

Malheureusement, jamais Kitwana ne va au fond de ces réponses, jamais il ne développe avec clarté une vraie thèse. Au contraire, voulant écrire tout un livre, quand un simple article aurait sans doute suffi, il a rempli celui-ci de bavardages journalistiques et de considérations annexes sur le rapport entre hip-hop et la politique. L'auteur renonce presque à répondre au problème posé, prétextant de la très grande diversité de parcours et de profils des Blancs qui aiment le rap.

Dans la lignée de ses écrits sur la génération hip-hop, Kitwana remarque sans l'expliquer l'existence d'une nouvelle catégorie d'individus, apparue après les baby-boomers, pour lesquels les problèmes raciaux ne se posent plus dans les mêmes termes que dans les années 60 et 70. Au sein de cette nouvelle génération, on retrouve à la fois les vieux préjugés racistes sur les Afro-Américains, ceux mêmes propagés par le gangsta rap (en gros, les Noirs sont des hors-la-loi machistes, violents et m'as-tu-vu), et une relation plus naturelle, plus apaisée, moins infestée de peurs, entre gens de couleurs et d'origines diverses.

Fort de ce constat, et plutôt que de traiter pour de bon le problème posé, le livre pose finalement une toute autre question : comment mobiliser cette génération hip-hop dans un but politique ? Qu'en faire ? Et finalement, le lecteur en est réduit à se débrouiller seul pour trouver une réponse satisfaisante à la question du début.

Alors, au bout du compte, pourquoi les Blancs aiment-ils donc autant le hip-hop ?

L'Histoire aura peut-être simplement fait son œuvre. Après les luttes pour les Droits Civiques, le Noir aurait trouvé sa place en Amérique, il serait devenu un composant de l'identité nationale. Les clichés perdurent, mais ils seraient devenus inoffensifs, voire sympathiques. On célébrerait le modèle du gangster noir de la même façon qu'on valorise chez nous le particularisme de ces Bretons adeptes de fest noz, de chouchen et de biniou, par folklore, sans croire vraiment à une irréductible altérité, même si, loin s'en faut, le racisme n'a pas disparu.

Le temps, aussi, aura fini par rendre justice à la Great Black Music. D'abord pillée, au début de l'ère rock 'n' roll, puis appréciée d'une minorité à l'époque de la soul et du funk, la masse des Blancs aura fini par la comprendre et l'accepter comme noire, et ce avant même l'essor du hip-hop, l'Amérique ayant célébré Michael Jackson et d'autres avant lui. Le rap n'aurait été que la fin de ce long parcours qui a abouti, comme le livre le dit brièvement, à cette époque où les Afro-Américains sont devenus la référence et les prescripteurs universels en matière de musique.

Mais Bakari Kitwana ne parle que très peu de cela. Ce qui l'intéresse, c'est avant tout l'aspect politique et social du hip-hop, ce qu'il dit de l'Amérique post-raciale. Il n'aborde presque jamais le sujet sous son angle esthétique. Il reste bien trop centré sur l'expérience américaine, alors qu'il aurait pu se demander, par exemple, pourquoi le genre avait connu aussi un triomphe international. L'identification de certaines minorités à la communauté noire américaine, les banlieues françaises au hasard, est-elle la seule raison de son succès ? Même si leur impact est incontestable, n'y a-t-il rien d'autre dans le hip-hop que la posture gangsta et la fascination pour les Afro-Américains, qui fasse réagir son public blanc ?

De fait, le hip-hop est encore un genre jeune. Comme le rock dans les premiers temps, la littérature qui lui est consacrée privilégie enocre la dimension politique et néglige trop souvent l'aspect purement esthétique. Même un ouvrage aussi fondamental que le Can't Stop Won't Stop de Jeff Chang, qui partage beaucoup d'idées et de thèmes avec ce Why White Kids Love Hip-Hop, a traité davantage le social que l'esthétique. Le temps viendra sûrement où les conditions de naissance du rap auront moins d'importance, où l'on jugera les formes et les œuvres plutôt que les conditions qui les ont créées, mais nous n'y sommes pas encore.

En attendant, après cette lecture, contentons-nous de retenir cette leçon : en général, il faut mieux se méfier des livres qui posent des questions. Ils sont souvent moins passionnants que ceux qui s'efforcent d'apporter des réponses.