Dix ans, c’est un peu l'âge fatidique dans l'univers de la musique. Les genres, les artistes et les albums qu’on trouve soudainement détestables, c’est toujours ceux de la décennie d’avant. Avant dix ans, c’est encore frais. Après quinze ans, c’est culte, c’est vintage. Mais entre deux, ça devient souvent inécoutable. Regardez ce qu’il s’est passé avec la pop synthétique des années 80 : on l'a rejetée comme le mal absolu à l'ère du grunge, pour mieux la réinvestir au début du nouveau siècle. Et ça n’est qu’un exemple. Dix ans après le succès, c’est toujours le mauvais âge pour ceux qu’on a adorés.

BECK - One Foot in the Grave

Regardez donc Beck Hansen. Bien sûr, quand on a eu son aura, quand on a personnifié à ce point les années 90, avec cette musique mutante où se croisaient le rock alternatif de l'après-grunge, le rap, le folk, la country, plus tard le funk, et bien d’autres genres encore, on peut vivre sur ses acquis, on a une place garantie dans le grand panthéon de la pop.

Mais ces dernières années, il n’y avait tout de même plus grand monde pour s’extasier sur ses albums. Ajoutés à cela, son crédo scientologue qui en a laissé plus d’un dubitatifs, et puis le tribunal du temps, terrible comme toujours, qui invite à revoir à la baisse la cote de Mellow Gold et de Odelay, et on allait finir par oublier notre ami, si ce n'était déjà fait...

Mais voilà, aujourd’hui le cap est derrière nous. Et quinze années plus tard, après que la version originale ait été épuisée, on a jugé bon de ressortir en version "deluxe" l’un de ses trois albums de 1994, le plus prisé de ces puristes et de ces snobs qui, comme il se doit, ont presque toujours raison.

One Foot In The Grave ? Deluxe ?

Voici des mots qui, mis bout à bout, ont a un air prononcé d’oxymore, tant cet album de folk brinquebalant produit par Calvin Johnson dans son Dub Narcotic Studio et sorti sur son label, avec le renfort de musiciens proches de la maison (notamment Chris Ballew, des futurs Presidents Of The United States of America, et Scott Plouf du meilleur groupe de rock du monde, Built To Spill), a fait figure de manifeste de grand n’importe quoi slacker et lo-fi, tout comme les Sebadoh et les Pavement sortis dans les mêmes eaux, mais avec en plus l’incomparable aura médiatique du Loser en chef.

One Foot in the Grave est en 1994 un projet annexe, enregistré avec les moyens du bord dans la plus belle tradition Do-It-Yourself, quelques mois avant Mellow Gold et la célébrité, et il n’a été vendu qu’à 168 000 exemplaires dans son pays d’origine (source : Billboard, via Wikipedia). Un chiffre prodigieux dans l’absolu, mais une paille quand on pense à la notoriété de Beck en cette année où MTV ne se lasse plus de diffuser le tube "Loser". Toutefois, avec Stereopathetic Soulmanure, son versant noise et expérimental, ce disque étoffe alors la crédibilité du jeune homme. Elle pave le chemin qui, avec l'album Odelay, le mènera à la consécration critique.

Car One Foot In The Grave est un album remarquable. Et aujourd’hui, alors que Mellow Gold sonne "sooooooo nineties" et Odelay un peu trop propre et calculé, celui-ci, au contraire, n’a pas pris la moindre ride. Logique, d’ailleurs, puisque cet album fait déjà vieux à l’époque de sa sortie, la faute à ces guitares mal accordées, à cette grosse caisse lymphatique, à cette voix de vieillard revenu de tout que Beck, alors âgé de même pas 24 ans (22 même, certains titres remontant à 1992), affecte sur chacune de ses compositions.

Si vous voulez sortir une œuvre intemporelle, reprenez d’entrée un vieux standard popularisé par Skip James ("He’s A Mighty Good Leader"), braillez comme un bluesman coincé au fond du trou ("Ziplock Bag"), battez la mesure du pied ("Fourteen Rivers Fourteen Floods"), faites-vous seconder par la voix caverneuse de Calvin Johnson ("I Get Lonesome", "Atmospheric Conditions"), dépeignez le monde dans les vapeurs de l’alcool, avec l’œil et le bras d'un clochard. Adonnez-vous comme Beck à ce folk et à ce blues sans âge, que nous jouerons encore quand un cataclysme écologique ou nucléaire aura annihilé toute technologie.

Le cataclysme, l’apocalypse, le monde en souffrance, parlons-en. Dans la tradition de cette musique roots américaine portée sur les jérémiades, c’est l’un des sujets majeurs de ce disque, l’un de ceux qu’on arrive à entrevoir au milieu de ces paroles souvent cryptiques. L’autre thème, tout aussi classique, ce sont les femmes, ces êtres vils qui savent si bien faire souffrir, et nous rabaisser au rang de ratés, de pauvres cons, de trous-du-cul, mais qui inspirent à Beck l’une de ses plus grandes chansons, baptisée sobrement "Asshole".

Paroles géniales, chanteur portant toute la misère du monde sur ses frêles épaules, mélodie simple et mémorable. Grâce à tout cela, "Asshole" est bel et bien le sommet indéniable de One Foot In The Grave, on n’y trouve rien au-dessus. Mais ce n’est pas le seul temps fort de l'album. Très loin s'en faut.

"Sleeping Bag", avec sa slide guitar et son petit quelque chose du troisième album du Velvet. Le sépulcral "I Get Lonesome". Le splendide et dépouillé "Cyanide Breath Mint". Cet "I Have Seen The Land Beyond" tout en contraste entre un air enjoué et des paroles mortuaires. Le cri d'amour impossible de "Girl Dreams". Et même la décharge punk rock un peu hors-sujet (quoique...) de "Burnt Orange Peel". Chacun de ces titres, contrairement à d’autres du même auteur, a traversé ces quinze années sans rien perdre de son impact.

Alors, de là à faire de One Foot In The Grave le meilleur album de Beck, il n’y a qu’un pas, une petite distance que bien d’autres que les snobs seront très aimablement invités à franchir. Dût-elle les mener tout droit dans la tombe.

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