Le kraut rock, en voilà un sujet digne d'intérêt. Comme le rappelle Eric Deshayes, l'héritage du rock allemand des années 70 est, en effet, phénoménal. Ce genre a essaimé partout, il a influencé de façon plus ou moins visible la plupart des grands mouvements musicaux apparus à sa suite. Eno et l'ambient, Bowie, le post-punk, la synth-pop, l'indus, le hip-hop, la techno et le new age s'en sont nourris. Cette postérité considérable a atteint son point d'orgue à la fin des années 90, quand deux des genres les plus prisés alors, le post-rock et la musique électronique (dans sa déclinaison IDM), se sont ouvertement réclamés de lui, pendant qu'une vague de rééditions remettait au goût du jour les enregistrements de l'époque. La crédibilité de cette "vague planante, électronique et expérimentale" est devenue telle que, comme le rappelle Deshayes en citant Simon Reynolds, se déclarer fan de Can, de Faust et de Neu! était devenu une norme à l'orée des années 2000.

ERIC DESHAYES - Au-delà du rock

Le Mot et le Reste :: 2007 :: acheter ce livre

Les écrits sur le kraut rock existent, au premier rang desquels le fameux Krautrocksampler de Julian Cope. Mais avant Au-delà du rock, sorti par Le Mot et le Reste dans la même collection que celle des trois discographies de référence de Philippe Robert, il n'existait pas de somme en Français sur le genre. Eric Deshayes, responsable du site Néosphères, s'est donc attelé à la tâche avec patience, collectant pendant des années quantité d'informations sur les groupes de l'époque, puis compilant le tout dans ce qui ressemble fort à une encyclopédie du genre.

Sont donc décrits ici tous les groupes et artistes majeurs de l'époque. Les plus emblématiques, Kraftwerk, Can, Faust, Neu!, Tangerine Dream, Klaus Schulze et Amon Düül, disposent des chapitres les plus fournis. Mais plus d'une trentaine d'autres voient aussi leur épopée retracée par l'auteur. Deshayes a également dédié quelques pages aux producteurs et managers (Conny Plank, Rolf-Ulrich Kaiser...) et aux labels (des petites maisons de disques spécialisées aux grosses qui ont osé investir dans le genre) qui ont fait l'histoire de ce mouvement, ainsi qu'aux personnages (Karlheinz Stockhausen, Joseph Beuys...) qui l'ont influencé. Et le tout, même si nos yeux de rappeurs ont repéré une erreur à propos de Dälek (le groupe hip-hop qui a collaboré avec Faust), est traité avec rigueur et précision.

Au-delà du rock comporte suffisamment de détails pour contenter longuement les plus curieux. Classant ses chapitres par ordre alphabétique, les précédant à chaque fois d'un paragraphe récapitulatif, racontant parfois plusieurs fois la même chose sous des angles différents (la carrière de Rolf-Ulrich Kaiser est traitée dans le chapitre qui lui est consacré, mais aussi dans ceux dédiés à ses labels et aux artistes qu'il a accompagnés), Au-delà du rock s'utilise comme un dictionnaire. Il ne se lit pas de bout en bout, mais par entrées, chaque fois que le lecteur est saisi du besoin d'en savoir un peu plus sur tel ou tel acteur important de l'époque.

Un court chapitre introductif explique les conditions d'apparition du kraut rock : pourquoi là, en Allemagne de l'Ouest, à cette époque ? Mais en dehors de ce passage, aucune thèse, aucun parti-pris n'est défendu. Eric Deshayes s'est voulu factuel. Même s'il confesse son affection pour tel ou tel disque, il ne semble défendre aucune opinion iconoclaste. Il ne cherche pas à revaloriser tel ou tel, ni à l'opposer à un autre qui serait déjà panthéonisé. Et il ne s'étonne pas de cet inextricable et étrange mélange de préjugés datés (l'idéologie hippy, l'apologie béate des drogues à la Tim Leary, les ambitions progressives, l'ancrage dans un gauchisme radical post-soixante-huitard) et de posture visionnaire (cette musique tantôt kosmische, tantôt motorick, l'usage précoce de l'électronique et de ses vertus hypnotiques) qu'a été le kraut rock. Il ne cherche pas à trier ces disques dont certains, aujourd'hui, s'avèrent moins écoutables que ceux qu'ils ont inspirés.

Plus problématique, la neutralité affichée par l'auteur se traduit par un style parfois laborieux. Le mode d'écriture est exclusivement descriptif, l'éloquence manque, des phrases s'alignent sans lien entre elles, sans mot de liaison, sans rythme, sans logique autre que chronologique. Il s'en dégage une certaine lourdeur, tout particulièrement quand on nous relate dans le détail les incessants changements de personnel qui ont perpétuellement agité ces groupes allemands.

Parfois, on aurait préféré un ouvrage plus subjectif, plus passionné, moins impersonnel, un qui provoque et qui fait réagir. Mais cela a déjà été fait par le passé, par Julian Cope. Et avec ce genre, le kraut rock, où le foisonnemment des formes, des concepts et des expériences a tenu lieu de règle, où l'évanescence et la complexité ont souvent été de mise, où elles ont menacé de déborder sur la littérature dédiée à cette musique, et de la rendre ardue, on doit se satisfaire que Deshayes nous ait offert une somme si accessible, d'une clarté si absolue.