C'est un débat récurrent, quoique discret, qui existe quasiment depuis la sortie de Endtroducing..., en 1996 : et si ce disque clé des années 90 n'était pas si bon que cela ? Et s'il n'était pas un classique ? Propos provocateurs, combat perdu d'avance à présent que ce disque a gagné sa place dans toutes les listes possibles et imaginables des meilleurs albums. Mais question pertinente tout de même.

DJ SHADOW - Endtroducing...

Mo'Wax / Universal :: 1996 :: acheter ce disque

L'influence de Endtroducing... n'est pas à démontrer. Avec les singles "In/Flux" et "Lost and Found (S.F.L.)", puis avec cet album exposé à un large public, Josh Davies a inventé le hip-hop instrumental. Un hip-hop qui, loin de se contenter de boucles rendues ineptes par l'absence de MC, cherche à faire oeuvre. Il en a fixé les canons, il en est devenu la source d'inspiration première, au point que, tant d'années après sa sortie, Endtroducing... sert encore d'étalon à toute sortie abstract hip-hop, comme on disait alors ; qu'il est extraordinairement difficile aux adeptes de rap sans les raps de s'affranchir de cet encombrant parrainage, de cette écrasante Statue du Commandeur ; et que ce statut de pionnier a été consacré par tous, jusqu'au Guinness des Records, qui nous rappelle que ce disque a été le premier à n'être constitué que de samples, de bout en bout.

Avec ce disque, et par extension avec l'aventure Mo'Wax à laquelle Shadow a pris part, les frontières se brouillaient. Les années 90 avaient eu tendance à stratifier les musiques actuelles en trois genres séparés et étanches : le rap, la techno, et ce qui gardait le nom de rock. Cependant, issu du hip-hop, adoubé par les adeptes de musique électronique, et accueilli favorablement par les autres, DJ Shadow annonçait avec Endtroducing... que tout cela allait à nouveau voler en éclat. Même s'il s'en est longtemps défendu, il était bel et bien le parrain du trip hop, ce genre vite méprisé, mais qui a eu le mérite d'annoncer la grande lessive crossover qui surviendrait à la fin des années 90. Et avec son grand recyclage de musiques oubliées, il participait à cette redécouverte du passé que les rééditions CD et les cratediggers avaient entamées, et qu'Internet et le MP3 allaient accélérer encore.

Endtroducing... a aussi annoncé le mouvement rap indé. De nombreux artistes de cette vague ne l'ont pas écouté à l'époque, mais tous en ont subi l'influence. Bien qu'issu d'une scène multiraciale, comme l'indiquent les peaux basanées de ses compères Chief Excel et Lyrics Born sur la pochette de l'album, Josh Davies proposait un hip-hop de Blanc. Pas simplement du fait de sa couleur de peau, mais aussi parce qu'il extirpait le rap de son contexte de naissance, de son vernis social, de son éternel balancement entre colère et jouissance ; parce qu'il avait des velléités "progressives" ; parce qu'il décomplexait ce genre, qu'il s'en servait pour produire autre chose. Et comme déjà dit, parce qu'il ne s'effrayait pas de sonner rock ou quoi que ce soit d'autre, en dépit de fondements indiscutablement hip-hop. Parce que Shadow n'avait d'autres aspirations que de construire une oeuvre.

Mais cette oeuvre, est-il vraiment parvenu à la bâtir ? En d'autres termes, quelle est la valeur véritable de Endtroducing..., en dehors de son imposante postérité ?

Pas la peine de jouer les malins ou les mal embouchés. L'impact de cet album n'aurait pas été tel si, en plus d'avoir été original, il n'avait pas été très bon, voire excellent. D'autres, après lui, se sont damnés en vain pour tenter d'en reproduire les temps forts : la véritable entrée en matière que forment l'implacable "Building Steam With a Grain of Salt", sa rythmique lourde, ses variantes, ses quelques scratches et ses voix fantomatiques ; cet épique "Stem / Long Stem" où s'annoncent entre autres les thèmes de "Organ Donor" et de "Midnight in a Perfect World", récurrents comme dans un album de jazz ; la suave conclusion de "What Does Your Soul Look Like (Part 1)" ; et puis l'incontestable sommet du disque, ce somptueux "Midnight in a Perfect World" qui relie DJ Shadow à ce trip hop vaporeux et magnificent auquel il a toujours nié appartenir. Ces quatre ou cinq titres-là soutiennent l'album, ils en sont l'ossature, la charpente. Ajoutons à ces morceaux de choix la furie toute en percussions de "The Number Song" et l'orgue fou de "Organ Donor" qui, si l'on accorde une prime à l'entrain, tiennent la corde.

Comparés à ceux-là, toutefois, les autres titres font pâle figure. Ils font preuve de remplissage ("Napalm Brain / Scatter Brain"), ils lorgnent vers cette musique d'ascenseur où échoueront à l'avenir bon nombre de sorties abstract hip-hop ("What Does your Soul Look Like (Part 4)"). Ou alors, ce sont des titres à fort potentiel, mais que gâtent des effets superflus ("Changeling / Transmission 1") ou des jeux de percussion ("Mutual Slump") qui virent à la démonstration.

Certains pourraient dire que ces morceaux sont des pauses nécessaires, qu'un album uniformément intense aurait été épuisant. Mais cela ne serait que rhétorique, arguties, sophistique. Sans enlever à Endtroducing... son statut de classique et sa place de choix dans l'histoire de la pop music, il faut admettre ses failles et ses faiblesses. L'ironie, c'est que DJ Shadow finira par le commettre, cet album presque parfait : six ans plus tard, avec The Private Press. Mais alors, la révolution abstract hip-hop sera loin derrière nous, et cet aboutissement ne sera considéré à tort que comme une pâle réplique de son prédécesseur, considéré ad vitam aeternam, peut-être à tort, comme la seule grande oeuvre de Josh Davies.