Il y a trois ans, avec un album au titre interminable (One Night Stands with out of Tune Instruments in a Room with Blue Wallpaper), une pochette façon surréalisme à la Dali ou à la Tanguy, et de longs morceaux tristes et intimes, le duo new-yorkais Phlegm a déjà livré la version la plus extrême de ce rap profondément personnel et fait tout entier d'états d'âme, qui sévit dans les tréfonds de l'underground. L'album forçait à l'outrance sur le pathos, à coups de beats minimalistes et de tirades à n'en plus finir à mi-chemin entre poésie et psychothérapie. C'était trop, et pourtant, cela marchait, c'était beau et touchant. Maintenant que nous avons le recul nécessaire, ce disque mérite sans mal d'être qualifié de mini-classique underground.

BRAD HAMERS - The Cut-Ups of a Paper Woman

Or deux ans plus tard, le rappeur de Phlegm a remis ça pour un album solo aussi long que le précédent, mais produit par ses seuls soins, hormis des interventions ponctuelles de Nobs, des Australiens de Just Like Us et de Slomoshun, l'autre moitié du duo. Intitulé The Cut-Ups of a Paper Woman, ce disque s'est montré aussi excitant que le précédent, voire supérieur.

Brad Hamers y force plus que jamais sur l'affect. Rythmes lourds, musique diaphane, samples ramollis, piano pesant, trompette jazzy lointaine et nostalgique, guitare sèche triste, bruits des vagues sur la plage ou de goutte d'eau qui tombe, lenteur, langueur, longueur : tout y suggère l'introspection, la gravité, l'accablement. Quant aux paroles, sorte de monologue intérieur, suite ininterrompue d'associations d'idées et de souvenirs, parsemée de citations de Don Delillo ou d'Alan Watts, elles ne font qu'accentuer cette ambiance lourde. Il y est question notamment de relation amoureuse qui fout le camp, de naufrage personnel, de fuite dans l'écriture, d'envies de suicide, d'attente, et d'autres joyeusetés dans le même registre.

La musique de Brad Hamers est distincte de ce que le commun entend par "hip-hop". Pourtant, elle appartient bel et bien à ce genre. Jamais, les instrumentations ne sont autre chose qu'une variation subtile sur une boucle, fut-elle de guitare acoustique plutôt que de funk. Pas à un seul instant, le MC ne fait autre chose que rapper, sur un ton déclamatoire à rapprocher du spoken word. Mais en même temps, cela est inédit, cela aboutit à des morceaux d'une beauté rarement entendue, si ce n'est chez soso et quelques autres marginaux rap de même acabit.

Ainsi le magnifique "Half World", suite de visions sur fond de guitare acoustique répétitive, dont les derniers mots ("file, save") laissent entendre qu'il s'agit d'un fichier informatique, avant qu'une voix et une note de synthé légères ne surgissent pour un finale d'anthologie. Ainsi également le superbe "Cliff Notes", vidage de sac avant chute finale au pied d'une falaise. Et que dire de "Pickpocketed Memory Clip", de "A Loose Brain Thread" et surtout de "One Bedroom Apt.", sinon qu'ils sont tout aussi somptueux ? Comme la quasi-totalité de l'album, l'un des tout meilleurs de 2004, un disque qu'il était plus que temps de mentionner ici.

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